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Enfance (1)

Publié le 10 août 2014 par Feuilly

J’avais cinq ans et je venais d’arriver chez un oncle que je ne connaissais pas. Tout ce qui m’entourait m’étonnait. D’abord il faisait chaud, incroyablement chaud, malgré l’heure déjà tardive. J’étais dans le Sud et pour la première fois j’avais franchi la ligne symbolique de la Loire. Il faisait si chaud qu’on avait sorti de la cuisine la table et les chaises et c’est dans la cour que le dîner a été servi, à une heure incroyable pour l’enfant que j’étais : vingt-et-une heures. Sur un guéridon à roulettes, on avait même sorti la télévision. C’était la première fois de ma vie que j’en voyais une ou en tout cas c’est la première dont je me souviens. Elle était en noir et blanc évidemment et le journal parlé proposait  la rétrospective du défilé du 14 juillet sur les Champs Elysées, qui avait eu lieu le matin-même. Paris, la fête nationale… Je n’en revenais pas ! Pendant que je restais fasciné devant le petit écran, mes nombreuses cousines s’affairaient à mettre la table. Ca grouillait dans tous les sens et toutes ces grandes filles de 10 ou 12 ans que je n’avais jamais vues auparavant m’intimidaient un peu.

Pendant ce temps-là, ma mère parlait avec son frère, celui dont on m’avait dit qu’il était mon oncle, et qu’elle n’avait revu qu’une fois depuis la fin de la guerre. Comme tout le monde, il avait fui les combats en 1940 et il s’était retrouvé là,  à l’autre bout de la France, avec ses frères et soeurs. La différence, c’est qu’il n’était jamais revenu dans son village natal du Nord-Est et était resté là. L’amour, visiblement, avait été la cause de tout. Il faut dire qu’il venait d’avoir vingt ans et très vite il avait épousé une fille du coin. Mais quelques mois après son mariage, comme c ‘était quand même la guerre, il s’était retrouvé en Allemagne, comme travailleur soi-disant volontaire (tous les garçons qui auraient dû faire leur service militaire en 1941 ou 1942 étaient envoyés en Allemagne, l’occupant ne souhaitant pas qu’on leur apprenne le maniement des armes et préférant de loin voir ses usines tourner à plein rendement). Six mois après son départ, la jeune mariée était morte d’une étrange maladie. Alors il était revenu, la rage au ventre et les larmes au bord des yeux. Il était allé se recueillir sur la tombe de celle avec qui il n’avait vécu que quelques semaines, puis il avait pris le maquis, plein de haine contre les injustices de l’Histoire. C’est plus tard, bien entendu, que j’ai appris tout cela. Il était pudique et discret et il n’a jamais beaucoup parlé de cet engagement dans la Résistance. Je sais juste qu’il a fait sauter des ponts du côté de Bordeaux et que le jour de son enterrement, en 1983, les anciens combattants étaient là, avec le drapeau français et tout.

Une fois la guerre terminée, il s’était remarié et était resté là, dans ce village de l’Ouest, tout près du marais poitevin, pas très loin de l’océan.  Il était resté où la vie l’avait mené, où il avait aimé et trouvé la  force de combattre et de résister.  Et voilà pourquoi à cinq ans, un soir de quatorze juillet, je me retrouvais moi aussi dans ce village, vingt-cinq ans après que les hasards de la guerre y avaient amené mon oncle.

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