L'intérêt
du public ne décroît pas en Argentine. La réaction des habitants
de Tolosa à La Plata, où vit Estela de Carlotto, la présidente de Abuelas de Plaza de Mayo, a dépassé l'imagination. Il semblerait que ce
qui se joue ne soit pas l'effet d'une curiosité malsaine sur un fait
divers sentimental et privé. Ce qui se passe a toutes les apparences
d'avoir une portée symbolique pour toute la nation.
Les
sondages révèlent en effet que 80% des Argentins se sentent heureux
de ce qui vient de se passer. C'est tout à fait inattendu car
l'opposition ne portait pas jusqu'à présent ni Estela ni les
Grands-Mères dans leur ensemble dans leur cœur, or l'opposition,
toutes tendances confondues, c'est sans doute un peu plus de la
moitié de la population, même si le scandale des fonds spéculatif
à New York a sans doute, juste avant les retrouvailles avec Guido (ou plutôt Ignacio),
resserré les rangs.
A
son insu et à l'insu de tous, grâce à son visage charismatique, le
calme avec lequel elle s'explique et qu'elle ne perd jamais, avec
toutes ces années pendant lesquelles elle a stoïquement assuré les
aspects institutionnels de cette lutte, il est probable que Estella
de Carlotto ait incarné quelque chose qui restait dans le domaine de
l'impensé ou de l'indicible collectif pour une (grande) partie de la
population argentine, car les militants des droits de l'homme sont en
Argentine une petite minorité, très agissante, plutôt efficace et très visible mais très réduite.
Maintenant que cette tragédie se trouve réparée, à travers une
famille emblématique, peut-être un nœud s'est-il dénoué dans le
pays. Sans doute doit-on beaucoup à la qualité humaine des acteurs
de l'événement, Estela, Ignacio (Guido), toute la famille Carlotto
et toute la famille Montoya, car ces gens montrent une dignité
admirable et un grand bon sens mais il n'en reste pas moins que
l'événement intervient quelques jours après ce qui aurait pu être
vécu comme une humiliation internationale (et il semble que ça ne
l'ait pas été) (1) et un an et demi après l'élection d'un pape
argentin, ce qui avait déjà bousculé et continue de bousculer
beaucoup de comportements collectifs. Et cerise sur le gâteau, et ça
compte dans la porté symbolique, l'identification s'est produite à
l'avant-veille d'une fête très familiale, le Día del Niño (c'est
aujourd'hui même), où les gamins sont couverts de cadeaux, ce pour
quoi depuis plusieurs jours tous les magasins débordent de jouets et
font assaut d'opérations commerciales en tout genre pour attirer la
clientèle. Ce qui ne peut que favoriser l'identification consciente
ou inconsciente de tous les parents, jeunes ou vieux, à cette
famille qui se reconstitue (2).
Peut-être
l'heure a-t-elle enfin sonné pour le peuple argentin, près de 31
ans après le retour de la démocratie, d'assumer pleinement le
passé, de le dénoncer d'un commun accord et de récupérer
l'honneur et la fierté nationaux. En tout cas, le traitement de
l'affaire que l'on trouve dans les journaux d'opposition et la
plupart des journaux régionaux, qui auraient pu n'y voir qu'une
affaire bonaerense parmi d'autres, ne manque pas d'interpeller
l'observatrice que je suis, car je ne suis qu'une observatrice,
quelle que soit la part d'empathie que j'investis dans ce travail
(qui n'est pas réalisable sans elle).
Cette
ouverture vers un avenir pacifié est en tout cas ce qui ressort très
simplement des confidences que Estela de Carlotto a faites à
Página/12, qui publie l'interview ce matin, en tête de liste d'une
demi-douzaine d'articles de fonds sur le même sujet. A lire en
espagnol dans le texte (en vous appuyant le cas échéant sur le
traducteur en ligne Reverso, dont vous trouverez le lien permanent en
bas de la Colonne de droite). Alors que je suis toujours censée
prendre du repos avant mon séjour de rude labeur à Buenos Aires, le
temps me manque aujourd'hui pour traduire cet article dans son
intégralité même s'il mériterait largement d'être mieux mis à
la disposition des francophones.
Parmi
ces six articles intéressants, il y en a un particulièrement
émouvant : celui de Marta Dillon qui raconte l'histoire depuis
la découverte des restes de Laura Carlotto, la maman disparue, tout
en parvenant à rendre son récit poétique sans tomber dans le macabre. Là
aussi, c'est un signe que ce qui se passe ouvre l'avenir beaucoup
plus qu'il ne pousse le passé sous le tapis. Ignacio Hurban a parlé de travail de cicatrisation et l'expression est sans nulle doute la bonne. C'est tout le contraire
qui semble se produire alors que l'opposition au travail des
Grands-Mères et des Mères préconisaient, sans le dire ouvertement, une sorte de "devoir d'oubli", comme
on l'a pratiqué en Espagne après la fin du franquisme et dont peu à
peu un certain nombre de survivants du drame réclament maintenant la levée, quarante ans après les derniers crimes.
A
lire aussi l'article de La Nación sur le récit fait par la
Présidente Cristina de Kirchner au sujet du dîner qu'elle a partagé
avec Estela et Ignacio et d'autres personnes impliquées dans ce
dénouement. L'article est sans sarcasme, sans pique, sans critique
aucune. Un jour à marquer d'une pierre blanche, encore une fois. Et
l'article de La Prensa sur le même sujet est encore plus chaleureux
et enthousiaste...
(1)
Le ministre de la Défense a d'ailleurs fait ouvertement le lien
entre les deux en déclarant que la joie apportée par
l'identification de Guido donnera à l'Argentine la force de
continuer à lutter contre les deux fonds qui cherchent à faire des
bénéfices sur le dos d'un pays souverain étranger. Les autorités
financières argentines ont d'ailleurs formellement demandé à la
SEC des Etats-Unis d'enquêter sur les pratiques douteuses autour de
la déclaration du défaut argentin qui a déclenché le paiement
d'indemnisations records pour les fonds spéculatifs qui s'étaient
portés devant la justice de New York. Voir l'entrefilet de La Prensa
sur le sujet.
(2)
Les Argentins auraient dépensé entre 300 et 500 pesos en moyenne
pour offrir des cadeaux aux enfants, selon La Prensa. C'est pas mal !