Au premier abord, le BAL, logé tout en douceur dans une impasse claire et verdoyante, ne semble qu’un petit café atypique, à la fois classieux et accueillant. En entrant, vous découvrirez une petite librairie de photographie, où la longueur de la liste de vos envies n’aura d’égal que l’étroitesse de votre porte-monnaie. Qu’à cela ne tienne, vous êtes là pour une exposition, et ne vous méprenez pas : la double porte est fermée, mais l’exposition est ouverte. Une fois que vous l’aurez franchie, qu’elle se sera refermée d’elle-même avec grand fracas, vous comprendrez le pourquoi d’un tel isolement : après l’agitation perpétuelle de la Place de Clichy et l’agréable gazouillement du café(qui fait office de transition)le silence d’une demi obscurité vous place directement dans les meilleures conditions pour découvrir les photographies de Lewis Baltz.
Rien de tel, en effet, qu’une salle obscure pour faire connaissance avec l’artiste, dont La Ronde de Nuit, une dizaine de panneaux verticaux accolés l’un à l’autre, rayonne devant vous comme une séquence de cinéma. « Common Objects – Alfred Hitchcock, Michelangelo Antonioni, Jean-Luc Godard », l’intitulé de l’exposition l’annonce d’emblée : l’œuvre de Lewis Baltz s’est construite en regard du septième art. Les parallèles entre les œuvres et le cinéma sautent aux yeux : au rez-de-chaussée, les photographies, comme rétro-éclairées, luisent comme des écrans ; au sous-sol, des séquences des trois réalisateurs sont projetées sur le sol ; enfin, l’accrochage ne manque pas d’évoquer des pellicules déroulées… Les citations du photographe, judicieusement choisies, opèrent elles aussi une jonction entre photographie et cinéma : « C’était toute l’Amérique de l’après-guerre qui déferlait sur vous. Comme dans un cauchemar, le train arrive et vous voulez courir, courir, courir, mais vous restez sur place. On ne pouvait y échapper. Confronter cela par la photographie était le seul moyen de l’exorciser. » En deux mots, c’est « la mort aux trousses » que Lewis Baltz réalise ses photographies.
Alfred Hitchcock Saboteur, 1942 © NBC Universal
Se dessine peu à peu tout un réseau de convergences entre le cinéma et la photographie. Ainsi aurez-vous tôt fait de reconnaître chez Lewis Baltz l’importance du « hors-champ » ; encore Hitchcock... Comme des énigmes, les photos semblent se placer dans le mince espace situé entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas, entre le plein et le vide. Si un objet est manifestement montré, désigné par le cadrage, c’est qu’il est détourné de son usage habituel, ou qu’il l’a tout bonnement perdu. L’histoire de l’art moderne et contemporain, de l’urinoir de Marcel Duchamp aux néons de Martial Raysse, regorge certes d’objets communs sortis de leur usage, de leur contexte et de leur trivialité, mais ces derniers exhibent l’objet, le portent au regard en un surcroît de présence, quand les photos de Lewis Baltz présentent une résonnance inverse, celle du vide et de l’absence. Un malaise s’installe alors, car l’œuvre de Lewis Baltz, qui multiplie et juxtapose les surfaces, fonctionne comme une page blanche, qu’il nous incombe de remplir.
Dès lors, le photographe mène le visiteur sur le jeu de piste d’une Amérique « sans nom » : rien n’est précisément nommé ou désigné, mais les redoublements, les variations, les séries/séquences dessinent en creux les lignes de force d’une société en pleine mutation. Cette dimension centrale est à rapprocher de toute une génération d’artistes parmi laquelle Robert Adams, récemment exposé au Musée du Jeu de Paume (11/02/14-18/05/14), dont les photos résonnent elles aussi de l’impact de l’homme sur son environnement ; aussi l’exposition était-elle intitulée « L’endroit où nous vivons ». Autrement dit, loin d’une esthétique du voyage ou de l’exotisme, Lewis Baltz et Robert Adams questionnent la vie quotidienne et la banalité douloureuses qui règnent sur l’envers de la côte ouest. Leur art répond ainsi à « la question fondamentale » que se pose Roland Barthes devant chaque photographie dans La Chambre claire : « pourquoi est-ce que je vis ici et maintenant ? »
Pour composer ce rapport structurel à mi-chemin entre la topographie et la photographie, loin d’une mystique de l’instant capturé comme l’aurait défendue Cartier-Bresson, Lewis Baltz privilégie l’immobilité – le pendant temporel du vide. Selon lui, la photographie est « une façon de créer qui ne repose pas sur la chance, la grâce d’un moment, mais sur l’analyse méticuleuse d’un processus ». S’établit alors toute une tension entre l’instant de la photographie et les processus de longue durée qu’elle analyse et décrit. Le train arrive, mais vous restez sur place. Plutôt que de figer le passage du train, le train passe, et le vide apparaît de lui-même.
Lewis Baltz, Tract House no. 4, The Tract Houses, 1969-1971 Paris, Collection particulère © Lewis Baltz, courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne
Prenons l’exemple du train de l’industrialisation : une fois passé, la désolation règne. Rebuts, déchets, wastelands… la formule a eu une certes fortune dans l’histoire de la photographie : il y a quelques années, Yves Marchand et Romain Meffre ne s’y sont pas trompés en transfigurant les ruines de Détroit, levant le rideau sur l’état d’abandon et de déchéance de la Motor City.A contrario, cette désolation n’est pas véritablement montrée par Lewis Baltz, pour qui elle apparaît « comme la conséquence d’une violence sans objet », car son œuvre procède par soustraction, retranchant le contenu de la page blanche, la violence de son objet, l’image de son sujet. La forme vide exaspérée, la soustraction poussée à l’extrême permettent à l’image de produire elle-même son contenu, sans avoir à le désigner du doigt.
Photographie de la déperdition ou de la carence, vertige du vide, l’œuvre de ce grand photographe a de quoi désarçonner, mais ce désarçonnement s’avère salvateur : il permet non seulement de reconsidérer la photographie en tant qu’art ainsi que toute production d’images, mais aussi de renouveler votre regard sur les objets qui peuplent votre quotidien. A l’issue de l’exposition, cassez donc votre tirelire à la librairie, et profitez de ce sentiment de dépouillement pour apprécier le calme de la terrasse du BAL et celui d’un Paris vidé de ses aoutiens.
Au BAL, du 23 mai au 24 août 2014
6, impasse de la Défense 75018 Paris