[GUEST 3 : Eva]
J'ai cessé d'être une enfant le jour où un garçon a mis sa langue dans ma bouche pour la première fois.
Enfin, je crois.
Peut-être aussi que c'était le jour où j'ai acheté mon premier soutien-gorge.
Celui où Guillaume, mon voisin de latin, a sorti son sexe de son caleçon pour me le montrer avec un grand sourire pendant qu'on récitait la première déclinaison.
Celui où j'ai du dérouler un préservatif sur un concombre devant toute ma classe pendant un exposé sur les contraceptifs.
Celui où j'ai suspecté que Ricky Martin était homosexuel.
Tout ça la même année. En 2002.
On est en 2014, j'ai 24 ans et si je pose la question, c'est pour répondre à celle d'un ami qui me demandait récemment quand j'avais cessé d'être une petite fille et quand j'avais cessé d'être une adolescente. Comme si la vie était une sorte de jeu vidéo balisé où vous évoluez, de niveau en niveau, jusqu'au boss final. Vous terminez le niveau "Baiser avec la langue" et vous quittez le monde de l'enfance. Vous apprenez l'attaque "Remplir une déclaration d'impôts" et vous quittez le monde de l'adolescence.
Mais admettons.
Pour l'enfance, facile. Je crois que c'est à partir du moment où je peux retracer toute ma vie sans aucun trou de mémoire.
2002, je bois mon premier shot d'alcool et je le vis très mal. 2003, je pense ressentir l'amour pour la première fois, rétrospectivement je réalise que c'était juste pour être dans le coup. 2004, je colle les premiers patches exprimant la noirceur de mon âme sur mon Eastpack. 2005, je rencontre mes premiers amis sur Internet. 2006, je sors pour la première fois avec un garçon rencontré sur Internet. 2007, je passe mon bac et je quitte ma petite ville pour la capitale. 2008, je sèche la premier jour de ma classe préparatoire et je touche mon premier salaire en faisant la plante verte dans une maison de luxe. 2009, je m'inscris dans une école de mode. 2010, je quitte cette école de mode en claquant la porte. Et ainsi de suite.
J'ai beau chercher mais à aucun moment dans cette ligne du temps, je n'ai trouvé le checkpoint, le niveau achevé qui me permettrait d'entamer mes premiers souvenirs de l'âge adulte.
Alors vous avancez, et vous réalisez qu'aujourd'hui encore, vous préférez encore acheter des clopes que de la nourriture. Que vous ne voulez pas de maison mais plutôt que toute votre vie tienne dans une valise, pour pouvoir partir n'importe quand. Que vous laissez encore traîner la vaisselle dans l'évier. Que vous rentrez encore chez vous le samedi matin à l'heure où les boulangers se réveillent. Que vous descendez encore chercher des croissants en peignoir. Que vous ne buvez pas les 1,5L d'eau conseillés par jour.
It's not a phase, mom.
Vous regardez vos amis s'installer un par un, devenir responsables, se marier, et vous vous demandez si ce sera vous le dernier choisi dans l'équipe de foot de la vie adulte. Et vous commencez à regretter le niveau 1, celui de l'enfance. Vous commencez à ressentir de la nostalgie.
Les Allemands ont ce mot, "Heimat", qui ne connaît pas vraiment de traduction littérale en français mais qui désigne le fait d'avoir un chez-soi. Que ce soit le pays où vous naissez, la maison où vous grandissez, la chambre où vous vous êtes découvert pour la première fois. Ce qui a donné naissance au mot "Heimweh", le mal du pays.
Et ce bon vieux Chateaubriand disait que la nostalgie était le regret du pays natal.
Du niveau 1.
De l'enfance.
J'ai longtemps cru que l'ère adulte commençait quand on avait une situation, quand on commençait à être raisonnable, socialement et moralement. Etablir un prélèvement automatique pour votre facture de téléphone, c'est raisonnable. Dépenser l'argent destiné à payer votre facture de téléphone en cocktails un mardi soir, ce n'est pas raisonnable.
Je me suis longtemps demandé quel genre de parents on ferait.
Et plus j'avance dans la partie, plus je collecte des indices, plus je rencontre des adjuvants qui me disent que tout a changé et qu'on ne sera probablement jamais les adultes que nos parents auraient voulu que l'on soit.
Parce que le jeu n'est plus linéaire. Vous ne terminez plus les niveaux, vous les validez et vous naviguez parmi eux.
Peut-être qu'être adulte aujourd'hui, c'est avoir suffisamment confiance en soi pour apprendre l'attaque "Sortir de sa zone de confort".
Vous trouvez la balise "Il n'y a pas de date d'expiration à votre jeunesse".
Félicitations, vous venez de quitter le monde de l'adolescence.
***
J'écris cette présentation sur le même fichier .txt que celui où j'ai écrit mon acceptance speech destiné aux Oscars 2024, j'espère ne pas tromper de discours durant le copier/coller. Personne n'ayant jamais d'inspiration pour ça, je vais donc me présenter comme dans NEXT! sur MTV (parce que j'ai toujours eu envie de le faire).
Eva, 24 ans
Étudiante en graphisme, Bruxelles
• Voyage régulièrement sur Google Street View
• A la phobie des rougets
• A écrit plusieurs lettres sans retour sur la boîte postale de Leonardo DiCaprio en 1999 et le vit encore très mal