[anthologie permanente] Primo Levi

Par Florence Trocmé

Poezibao poursuit son exploration estivale de quelques revues reçues récemment. 
Aujourd’hui, Po&sie (n° 145-146), avec le début de cet important article de Domenico Scarpa à propos de Primo Levi.  
 
 
Primo Levi, le vrai début 
« Buna Lager » 
(traduit de l’italien par Martin Rueff) 
 
Critique, écrivain, traducteur et enseignant, Domenico Scarpa est conseiller auprès du Centro studi Primo Levi de Turin. Il a consacré de nombreuses études à Breton, Calvino, Ferrero, Fruttero & Lucenti, Natalia Ginzburg, Mastronardi, Rea, Soldati et Stevenson. [...] 
On a retrouvé la première publication de « Buna Lager », le premier texte jamais publié par Primo Levi. Cette découverte constitue en soi un évènement. Domenico Scarpa explique dans ces pages la portée de cet évènement.  
 
 
Piedi piagati e terra maledetta, 
Lunga la schiera nei grigi mattini. 
Fuma la Buna dai mille camini, 
Un giorno come ogni giorno ci aspetta. 
Terribili nell’alba le sirene: 
«Voi moltitudine dei visi spenti, 
Sull’orrore monotono del fango 
E’nato un altro giorno di dolore». 
Compagno stanco ti vedo nel cuore, 
Ti vedo negli occhi compagno dolente. 
Hai dentro il petto freddo fame niente 
Hai rotto dentro l’ultimo valore. 
Compagno grigio fosti un uomo forte, 
Una donna ti camminava accanto, 
Compagno vuoto che non hai più nome, 
Un deserto che non hai più pianto, 
Cosi povero che non hai più male, 
Cosi stanco che non hai più spavento, 
Uomo spento che fosti un uomo forte: 
Se ancora ci trovassimo davanti 
Lassù nel dolce mondo sotto il sole, 
Con quale viso ci staremmo a fronte? 
 
Terre maudite et pieds ravinés 
Tout au long des matins de grisaille, 
Fume la Buna aux mille cheminées, 
Un jour comme chaque jour nous assaille. 
À l’aube les terribles sirènes : 
« Vous multitudes aux visages éteints 
Sur l’horreur monotone de la boue 
Un nouveau matin de douleur vient de naître » 
   Compagnon épuisé je vois dans ton cœur 
   Je vois dans tes yeux compagnon souffrant 
Tu as dans la poitrine le froid, la faim, le néant 
Tu as rompu en toi la dernière valeur. 
Compagnon triste, serais-tu un homme fort,  
Une femme marcherait à tes côtés. 
Compagnon vide qui n’a plus de nom, 
Homme désert qui n’a plus de larmes, 
Et si pauvre que tu n’as plus mal, 
Si fatigué que tu n’as plus de peur, 
Homme éteint si tu étais un homme fort : 
   Si nous nous retrouvions encore tous les deux 
   Là-haut dans le doux monde sous le soleil,  
   Avec quel visage pourrions-nous nous faire face ? 
 
« Fuma la Buna dai mille camini/ Fume la Buna aux mille cheminées » : ce verts pourrait sembler un exercice de diction. Avec ses assonances et ses allitérations, avec la double fermeture des « u » sur lesquels s’ouvre le poème, avec la vibration des « m » et des « n » qui alternent et se redoublent, avec cette attaque obstinée de syllabes brèves, on pourrait croire, en italien du moins, qu’il s’agit d’une comptine pour enfants. Mais le poème s’intitule « Buna Lager » et Buna veut dire - en allemand -  « gomme de synthèse, alors que l’autre mot, Lager, n’a pas besoin de traduction. La « Buna » était l’usine de gomme synthétique qui devait se dresser à l’intérieur de Monowitz, le Lager satellite d’Auschwitz. C’est cette usine que Primo Levi dut construire avec quelque dix mille autres déportés dans les pires conditions d’esclavage et en pure perte puisqu’elle n’entra jamais en activité. Les vingt-deux vers de « Buna Lager » constituèrent une petite fenêtre typographique qui s’ouvrit au cœur de la troisième page, dense de caractères, de l’hebdomadaire communiste de Vercelli : L’amico del popolo. Ils parurent sur le numéro 26 de la deuxième année du journal, daté du 22 juin 1946. Il s’agit de la première publication de Primo Levi après son retour d’Auschwitz : son véritable début pour autant qu’on puisse le savoir.  
[...] 
 
 in revue Po&sie , éditions Belin, 30€, n° 145-146, pp. 30 et 31.