Les voix d’Agatha Christie

Publié le 16 décembre 2013 par Ellettres @Ellettres

Agatha Christie

Non, il ne s’agit pas de dire qu’Agatha Christie entendait des voix (encore que…). J’ai simplement envie de me livrer à une petite expérience avec trois de ses innombrables livres : Le Meurtre de Roger Ackroyd (1926), Les Cinq petits cochons (1943), Le Crime d’Halloween (1969).

Trois œuvres, trois dates d’éditions qui montrent la longévité exceptionnelle de la « duchesse de la mort ». Comme je les ai lus coup sur coup (éditions du Livre de Poche, achetées l’un après l’autre dans le supermarché du coin : consumérisme, quand tu nous tiens…), ça m’a amusée de les mettre en miroir, non pas pour comparer les ressorts de leurs intrigues respectives, mais pour tenter de dessiner en creux un portrait d’Agatha Christie.

En fait, j’ai été frappée par le sens de l’humour agathien (christien ?). A l’image de la stimulante analyse de François Comba sur la saga Harry Potter, j’aimerais me pencher sur la voix personnelle de l’auteur dans ces trois opus, sans bien-sûr prétendre égaler la démarche de Comba.

Chez Agatha Christie, il y a un jeu subtil entre la voix du narrateur qui raconte l’histoire et qui est généralement neutre (sauf dans le Meurtre de Roger Ackroyd mais il garde une forme de neutralité) et une autre voix plus discrète qui laisse entrevoir de temps en temps la personnalité de l’auteur.

Je trouve que cette voix discrète affleure le plus souvent quand il est fait référence au temps qui passe et les changements qu’il apporte. C’est un lieu commun « christien » mais qui prend de l’intensité dans ses œuvres de maturité. Il reflète sa propre façon de voir le monde, mais avec la distance amusée de l’ironie.

Prenons le roman qui fit son succès, Le Meurtre de Roger Ackroyd, publié en 1926. Dans cette histoire qui se déroule dans un de ces fameux petits villages de la campagne anglaise, la vieille génération contemple une jeune génération plutôt novatrice. Aux yeux de la première, la seconde semble ne pas suivre les modèles du passé. La représentante principale de la vieille génération, c’est une vieille fille, Caroline Sheppard, qui bénéficie de l’ironie bienveillante de l’auteur. Elle et son amie, commères patentées, critiquent la jeune et jolie Flora qui se permet de se promener avec l’élu de son cœur sans chaperon. Grâce à Wikipédia, on sait qu’Agatha Christie elle-même était (presque) toujours chaperonnée par sa mère quand à 20 ans elle cherchait un mari. Est-ce une pique contre les vieilles douairières ou un retournement de veste a posteriori, Madame Christie ? ;-)

En 1943, Les Cinq petits cochons mesurent le chemin parcouru depuis les années 20, grâce à une intrigue qui fait référence à un crime commis seize ans plus tôt (soit à peu près l’époque du Meurtre de Roger Ackroyd). Le personnage d’Elsa Greer cristallise assez bien le type nouveau de la femme moderne : ce qui dans sa conduite pouvait sembler osé dans les années 20, ne l’est plus une quinzaine d’années plus tard. Les gens, Hercule Poirot lui-même, sont blasés sur le sujet.

Agatha Christie en pleine action

A un moment, il y a un formidable laïus du narrateur à propos des bienfaits de la moralité victorienne sur l’éducation des jeunes. Il est sensé refléter le schéma de pensée de la vieille et stricte gouvernante, certes, mais j’aime penser qu’Agatha y adhère de tout son cœur. Quand la gouvernante évoque son séjour à Rome dans sa jeunesse pour y apprendre la peinture, on pense à la jeune Agatha qui fut envoyée à Paris dans les années 1900 pour être initiée aux beaux-arts. Sa critique méprisante de "l’art moderne" est également très drôle (mais que pense vraiment Christie, alors que Poirot balance, lui, en faveur de l’art moderne ?).

Le crime d’Halloween a un titre racoleur mais qui reflète là encore le changement d’époque : nous sommes en 1969. Le thème ressassé des « temps qui changent » (o tempora, o mores, comme dirait l’autre) n’est plus simplement un lieu commun du narrateur/auteur, mais devient un lieu commun dans la bouche de tous les personnages, répété très fréquemment à des degrés divers tout au long du roman, ce qui le rend d’autant plus comique et grotesque. Il est omniprésent et se décline sur plusieurs variations selon les personnages qui accentuent l’un ou l’autre des "signes" supposés refléter le changement d’époque :

> la hausse et la banalisation de la violence ;
> le laxisme de la justice, qui déplaît à Christie comme on peut le percevoir. Poirot, qui se devient à l’occasion son porte-parole (en digne "pantin" de sa créatrice), le dit platement à son interlocuteur : "Vous et moi avons un principe en commun. Nous n’approuvons pas le meurtre", p. 93, dans une sorte d’inclusion implicite du lecteur ;
> l’entrée de la psychiatrie dans les affaires criminelles ;
> la mode vestimentaire des jeunes qui annonce naturellement le style seventies ("Mais les garçons, parole d’honneur, ils ont l’air de martins-pêcheurs, de paons ou d’oiseaux de paradis" dit la femme de ménage – car il n’y a plus de femme de chambre – à Poirot, p. 171) ;
> et la libération des mœurs.

L’auteur s’amuse implicitement de sa propre tendance à la nostalgie et fait même partager ce « tic » verbal aux enfants, qui répètent mécaniquement ce que disent leurs parents. L’effet de la mise en abyme est amplifié par le personnage d’Ariadne Oliver, auteur de romans policiers à succès et fantasque  amie de Poirot, qui me semble être le décalque comique d’Agatha Christie elle-même.

Dans le roman de 1969, l’ironie d’Agatha Christie s’exerce vis-à-vis de son propre succès, lui ôtant son sérieux. Il permet également, par le biais d’Ariadne, d’exprimer des réactions et des pensées qui restent cachées dans la vie réelle, face aux commentaires souvent entendus, comme la sempiternelle question : mais pourquoi donc Poirot est-il belge ? Dans le Crime d’Halloween, le détective fétiche de la romancière est finlandais, autre nationalité incongrue (ou pas).

Hercule Poirot

Un seul regret : en 1969, Poirot a perdu de sa superbe et n’évoque plus ses fameuses "petites cellules grises". Il est même moqué et bousculé par certains personnages (l’un d’eux l’appelle "señor Moustachios", shocking !) qui se gaussent de sa coquetterie intemporelle et du primat qu’il accorde à l’élégance sur le confort. Le règne du "cool" étend ses tentacules aigres-douces sur le dernier détective stylé du siècle. Les personnages jeunes ont d’ailleurs des mots crus et osés, qui détonnent sous la plume de la romancière septuagénaire. A cause de son sujet, c’est aussi un roman un peu gothique. J’avoue ma préférence pour ses premiers romans, plus rationnels et flegmatiques.

J’imagine volontiers Agatha Christie comme une personne légèrement excentrique dans ses goûts et ses opinions, piégeant souvent le lecteur sur ses véritables intentions et jouant avec sa réputation dans ses dernières œuvres, mais d’une certaine rigueur morale sur le fond. Une vraie lady anglaise, quoi.

Cet article participe au challenge "God save the livre" (et il compte pour trois !). Retrouvez toutes les informations sur Passion Livre.