Le concept de neutralité de la Suisse trouve son origine au XVIe siècle:
"Au sein de la Confédération, les nouveaux membres admis à partir du XVe s., tels Bâle (1501), étaient obligés de servir de pacificateurs et de médiateurs neutres en cas de conflit entre cantons. Sur le plan extérieur, la défaite de Marignan (1515) marqua la fin de la politique d'expansion des Confédérés." (Neutralité, Alois Riklin, Dictionnaire historique de la Suisse)
Hormis pendant une courte période, entre 1798 et 1815, l'histoire de la neutralité suisse est, selon Riklin, "une histoire à succès". Toujours selon lui, la neutralité de la Suisse lui a permis d'assurer sa cohésion intérieure, de rester à l'écart de conflits, de poursuivre des échanges avec des belligérants, de remplir au XXe siècle une fonction d'équilibre européen, d'offrir ses bons offices.
Il ajoute cependant que, "depuis 1989, les cinq fonctions de la neutralité ont toutes perdu de leur importance", mais que cette situation peut changer:
"La neutralité garde donc son sens au moins comme position de repli."
Cette position relativiste reflète bien, hélas, l'évolution des esprits des "élites" helvétiques...
Dans sa brochure sur La neutralité de la Suisse, rédigée en collaboration avec le Département fédérale des affaires étrangères (DFAE), le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) rappelle, en vertu des Conventions de La Haye du 18 octobre 1907, quels sont les devoirs d'un pays neutre:
- ne pas participer à la guerre;
- assurer sa propre défense;
- garantir l'égalité de traitement des belligérants (en ce qui concerne l'exportation de matériel de guerre);
- ne pas fournir de mercenaires aux belligérants;
- ne pas mettre son territoire à disposition des parties en guerre.
Et son droit le plus important:
- le droit à l'inviolabilité de son propre territoire.
Une petite phrase de la brochure laisse pantois:
"Le droit de la neutralité de 1907 est toujours en vigueur. Toutefois, les conflits d'aujourd'hui ont un caractère avant tout interne aux Etats. Le droit de la neutralité ne s'applique pas à ces conflits."
C'est une première brèche dans le concept. D'autres brèches suivent...
Ainsi la brochure estime compatibles avec la neutralité:
- l'exécution de sanctions économiques décrétées par l'ONU;
- la participation à des sanctions économiques décrétées par d'autres acteurs internationaux (par exemple l'UE);
Sont encore compatibles avec la neutralité, du moment qu'elles sont effectuées sur la base d'un mandat du Conseil de sécurité de l'ONU, les opérations suivantes:
- la concession de droits de transit pour les opérations de soutien de la paix;
- la participation à des opérations de soutien de la paix;
- la participation non armée à des opérations d'imposition de la paix avec des moyens militaires.
Sont enfin compatibles avec la neutralité, car il n'en résulte pas d'obligation d'assistance en cas de guerre:
- la coopération en matière d'instruction avec des partenaires étrangers;
- la coopération en matière d'armement avec des partenaires étrangers.
On l'aura compris: ce concept élastique de la neutralité résulte de la participation de la Suisse au Partenariat pour la paix (PPP), de son adhésion au Conseil de partenariat euro-atlantique (CPEA), mais surtout de son adhésion à l'ONU et de son adhésion toujours envisagée à l'UE - sa candidature n'a jamais été retirée...
Dans le conflit qui oppose Est (russophone) et Ouest ukrainiens, le Conseil fédéral n'a pris à ce jour que des mesures visant "à empêcher le contournement des sanctions internationales", décrétées par les Etats-Unis et l'UE à l'encontre de la Russie (voir son Ordonnance RS 946.231.176.72 du 2 avril 2014 et ses annexes du 2 avril 2014, du 1er mai 2014, du 19 mai 2014 et du 4 août 2014).
Ces mesures visent des entreprises ou des organisations, des séparatistes pro-russes "ayant des responsabilités dans les entités politiques établies par les rebelles à Donetsk ou Lougansk" (Bilan, 5 août 2014), avec lesquels il est interdit d'avoir de nouvelles relations d'affaires.
Pour le moment, le Conseil fédéral a résisté aux pressions "amicales" des Etats-Unis et de l'UE, notamment de l'Allemagne, qui l'enjoignent de prendre des sanctions économiques contre la Russie. Jusqu'à quand?
Si les mesures déjà prises sont compatibles avec le droit de la neutralité et que des sanctions économiques le seraient, sont-elles pour autant compatibles avec la neutralité tout court? Si on a le droit, au regard de la législation internationale, quand on est considéré comme un pays neutre, de faire telle ou telle chose, cela rend-il ces choses légitimes?
La réponse est non. C'est et ce serait choisir un camp contre l'autre. Et, cela, c'est incompatible avec la neutralité strictu sensu et cela explique pourquoi les propositions de bons offices de la Suisse n'ont pas été retenues dans ce conflit.
Les mesures prises sont regrettables à ce point de vue. Les sanctions économiques, assimilables à de véritables actes de guerre, dont souffriront les populations civiles, seraient plus que regrettables, injustifiables du point de vue de la neutralité.
On me dira qu'il y a les bons d'un côté et les méchants de l'autre. Cette vue est manichéenne et ne justifie de toute façon pas que la Suisse ne reste pas neutre dans ce conflit. D'autant qu'en temps de guerre tous les bobards sont permis pour discréditer la partie adverse, comme par exemple au sujet des responsables du crash de l'avion de la Malaysia Airlines...
Les bons, en tout cas, sont incohérents. Ils n'ont pas été gênés de mettre en avant l'autodétermination des peuples quand il s'est agi du Kossovo, puis de la refuser quand il s'est agi de la Crimée. Les frontières de l'Ukraine sont immuables, tandis que celles de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie ne l'étaient pas. Le précédent président ukrainien avait bien été élu démocratiquement, mais il était corrompu: il était donc légitime de le renverser par la force avec de l'aide extérieure, mais il est illégitime que les ukrainiens pro-russes, eux, soient aidés de l'extérieur...
Quoi qu'il en soit, les sanctions économiques réciproques sont les prémices d'une guerre internationale. La Suisse doit rester en ce dehors de ces manoeuvres d'intimidation et préférer le dialogue aux actes belliqueux. Dans la pétition populaire qu'il a lancée le 31 juillet 2014, Le monde a plus que jamais besoin d'une Suisse neutre, Oskar Freysinger écrit fort justement:
"En tant que citoyens et habitants d'un pays neutre, nous exhortons les responsables politiques suisses à ne pas s'associer à cette course à l'abîme. Il est temps qu'ils retrouvent le courage de prendre au sérieux la Constitution et la tradition de ce pays et à ne plus céder aux pressions extérieures. Nous vivons en Europe, dépendons de notre environnement et devons donc contribuer dans la mesure de nos possibilités au maintien de la paix sur le continent."
Francis Richard