Vous manquez de moyens ? pensez design to cost

Publié le 06 août 2014 par Christophefaurie
Le cas qui suit est celui d’une entreprise qui va mal, mais qui pense qu’elle possède un produit révolutionnaire. Or, elle n’a pas l’argent et le temps de le développer. Elle décide de faire du design to cost. 
Je retrouve dans mes notes cet entretien avec Bertrand Delage. Beaucoup d'entreprises feraient bien de lire ce billet, me suis-je dit... 
"Renault Espace First Iteration Blois 1984" by Charles01 - Own work. Licensed under CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

Quelle était la situation de l’entreprise ? Elle produisait des véhicules sportifs pour un constructeur automobile. C’est alors que les GTI apparaissent, et le constructeur arrête le partenariat. Le dirigeant de l’entreprise veut sauver son savoir-faire et son millier d’employés. Il a une idée révolutionnaire, celle du monospace. Mais les ressources de ses actionnaires sont insuffisantes pour un projet classique. En outre, il lui faut trouver un constructeur partenaire, pour un produit qui n’existe pas.
Qu’a-t-il fait ? Il a proposé de faire le design to cost. En théorie cela permettait de sortir le modèle avec les moyens de l’entreprise, en 15 mois, en 4 fois plus vite que cela se fait à l’époque.
Concrètement, qu’est ce le design to cost ? C’est concevoir en fonction de ce que l’on a, de moyens limités. Un exemple : Pour l’étamage à chaud de la carcasse de l’ESPACE, opération qui procurait 30% de la rigidité du véhicule et qui apportait une solution anticorrosion totale (la carcasse était plongée dans une grande cuve électrique contenant une solution d’étain), il fallait rester dans les dimensions de la cuve utilisée pour les véhicules antérieurs afin de pouvoir réutiliser les anciennes capacités … Ce qui fait que la première version de l’ESPACE a été raccourcie de quelques 15 centimètres par rapport au projet des designers ! Le style en a un peu souffert, mais cela a évité un investissement très couteux.
C’est malin, mais pas miraculeux… Les énormes gains d’efficacité que l’on a obtenus viennent de ce que tous les schémas « tayloriens » du cycle conception-industrialisation-production-distribution ont été totalement revus avec l’intégration, dès les phases amont de la conception, des « Méthodes Avancées » (souci de standardisation, intégration des contraintes de fiabilité, de fabrication, de contrôle, de coûts, de maintenance, etc.). Ce qui fait qu’on a vu des techniciens des Études, des Méthodes, de la Fabrication et du SAV travailler pour la première fois ensemble en réunion, alors qu’avant ils ne se connaissaient surtout qu’au travers des dossiers techniques échangés (liasses de plans, dossier d’industrialisation, demandes de dérogations, etc.). Ils allaient même jusqu’à s’inviter dans des barbecues parties le week-end …
Autrement dit, on passe d’un processus séquentiel à un processus concurrent… Effectivement, et avec des gains étonnants : chez Matra Automobile, une « modif de style » ne demandait qu’une signature (celle de Philippe Guédon, le concepteur et le nouveau PDG) et était appliquée dans la journée, alors que chez Renault, il fallait plus de vingt signatures et des semaines de délais avant application…
Quel a été votre rôle ? Initialement les actionnaires de la société ne savaient pas quoi penser du monospace et encore moins du design to cost. Ils ont laissé démarrer le projet, à condition qu’il soit arrêté au moindre dérapage. On m’a demandé de piloter le projet. On attendait surtout de moi que j’explique aux grands patrons ce qui s’y passait. De façon à ce qu’éventuellement ils décident de l’arrêter. D’une certaine façon, j’étais l’intermédiaire entre le directeur de l’entreprise et le directeur du groupe. L’un étant un technicien et l’autre un financier, comme souvent ils ne parlaient pas le même langage. J’avoue que 2 ou 3 fois, j'ai fait le "pari" qu'on allait résoudre techniquement un problème donné, sans trop m'appesantir sur la difficulté rencontrée, car si j'avais marqué quelques doutes sur les chances de succès, les financiers « loin du terrain » auraient sans doute amplifié le « risque » et peut-être stoppé le projet en oubliant de regarder le couple risques/opportunités.
Qu’avez-vous trouvé en arrivant ?
  1. Équipes terrain totalement démobilisées (après des mois d’inactivité), 
  2. financiers du Groupe inquiets, 
  3. concepteurs de l’Espace hyper-optimistes 
  4. mais tenue a priori très difficile des objectifs du nouveau Projet (planning tendu, faiblesses des ressources allouées, chance de vente du Projet à un distributeur ?, des équipes qui au début ont du mal à communiquer, niveau du rendement des compagnons de l’usine de Romorantin après des mois de sous-charge ?, etc.)
Très mal parti. Qu’est-ce qui a fait que ça a marché ? Le Coût objectif du véhicule était vu au départ par toutes les équipes comme étant à atteindre « sur le papier » avant toute production du véhicule… Il aura fallu de longues semaines pour convaincre Matra Automobile et les dirigeants du Groupe que certaines solutions, on les trouverait en marchant...
Si la technique consiste à « trouver les solution en marchant ». L’adopter est un acte de foi ! Pour reprendre ce que disait Saint-Ex : « Dans la vie il n’y a pas de solutions a priori. Il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent ». Ce qui fait qu’on a focalisé les gens sur la décomposition des facteurs de coûts en 4 parties à suivre visuellement sur la courbe de décroissance de « Wright » (Matières, Sous-traitance, Main-d’œuvre directe, Frais indirects). Dans le suivi du Projet (et non du produit …) on regardait surtout les points de blocages afin d’essayer de les faire sauter en pensant coût global. Un technicien m’a dit un jour : « tiens, c’est surtout l’indicateur physique qui a une influence sur le coût final qui est le plus important à suivre ». C’était gagné. Le Contrôle de Gestion local a aidé les gens à suivre les indicateurs clés. Le Contrôle de Gestion s’est imposé naturellement comme un allié pour sécuriser le projet de « design to cost » qui allait sauver l’entreprise. Spontanément les techniciens venaient voir le Contrôleur de Gestion en lui disant : « peux-tu me chiffrer l’impact de mon idée d’aujourd’hui sur la réduction du coût global ? » (l’homme du chiffre qui était vu comme celui qui pouvait sanctionner était devenu l’homme qui aide).
Et finalement comment tout ceci s’est-il fini ? La Branche Automobile de Matra, après 2 ou 3 années de pertes (et un vrai risque de dépôt de bilan de la filiale Matra Automobile), a été, grâce au projet "Espace", l'une des branches les plus rentables du Groupe Matra Lagardère pendant des années et des années ... Le Groupe Renault l'avait bien compris et a aujourd'hui totalement tiré la couverture à lui à la fin contractuelle du partenariat. 
Quelles ont été les raisons du succès ? Pour Matra Automobile, il y a eu effectivement cette très bonne idée du lancement d'un véhicule monocorps. Il y a eu "aussi" le système d'animation du projet qui a permis de résoudre certaines difficultés en avançant sans perdre de vue les enjeux du triptyque coûts/délai/qualité et les enjeux "humains". Le pilotage du projet, sous le prétexte du « Design to cost », a finalement rassuré aussi bien les techniciens que les financiers. Et de mon côté, j'étais aussi rassuré par rapport à ma mission car j'avais une approche inattaquable qui était "pro" et pragmatique, qui était la plus objective possible (culte de la mesure avec des indicateurs) et qui inspirait confiance, malgré les difficultés rencontrées qui étaient vues sous un angle "résolution de problèmes". Ce n'était pas de la langue de bois et ça, techniciens ou financiers, les gens le sentent très vite.
Autrement dit le facteur clé de succès du Design to cost est l’animation du projet. Quels sont vos conseils pour bien la concevoir ?
  1. Il faut un chef de projet qui comprenne à la fois les enjeux stratégiques du projet, comme un dirigeant, et qui en sache assez sur les aspects techniques pour comprendre et être compris des équipes.
  2. Il ne peut réussir que s’il est accepté, et il ne sera accepté, en haut et en bas, que s’il est trouvé utile, par le haut et le bas, c'est-à-dire s’il est capable de les aider à résoudre les questions qui les préoccupent.
  3. Ce qui est capital est de détecter les problèmes très tôt avant qu’ils arrivent. L’expérience montre qu’on sait alors toujours les résoudre.
  4. Pour cela il faut que personne ne cache son jeu, ce qui revient à la question de la confiance entre chef de projet et équipes.
  5. Il faut aussi qu’il y ait un outil de contrôle simple qui permette d’identifier ces blocages très en amont.
  6. Il faut surtout que le chef de projet soit assez ferme et respecté pour arrêter le projet dès qu’il voit apparaître un problème.
C’est difficile à faire ? Non. Le coût de ce type de contrôle est infime au regard des enjeux, et surtout des conséquences.
C’est parce que les entreprises n’ont pas identifié le vrai facteur de succès d’un projet de design costing, qu’il y a eu autant d’échecs et que seuls quelques entreprises en font régulièrement.