Fiche technique :
Avec Dirk Bogarde, Silvana Mangano, Bjorn Andresen et Marisa Berenson. Réalisé par Luchino Visconti. Scénario de Luchino Visconti et Nicola Badalucco. Directeur de la photographie :
Pasqualino De Santis.
Durée : 131 mn. Disponible en VO, VOST et VF.
Résumé :
Juste avant la première guerre mondiale, un musicien allemand, Gustav von Aschenbach, se rend à Venise. En villégiature à l'hôtel des Bains, il y croise un jeune adolescent polonais, Tadzio, dont
la beauté le fascine immédiatement. Leur relation demeure distante, uniquement réglée par le jeu des regards échangés. Mais la beauté de Tadzio trouble le musicien, qui voit peu à peu ses
certitudes morales et esthétiques, et son existence toute entière, remises en question par le désir qu'il ressent. Il tente de fuir ce désir en quittant Venise, mais un événement fortuit lui sert
de prétexte pour revenir à son hôtel. Il demeure à Venise, malgré l'épidémie de choléra qui y sévit. Il s'abandonne à la contemplation du jeune homme, tente de nier sa vieillesse et d'oublier la
fièvre. Il meurt sur la plage presque désertée de l'hôtel, le regard tourné vers Tadzio.
L'avis de Jean
Yves :
C'est en voyant pour la première fois Mort à Venise, que j'ai compris :
– que j'étais mortel, ma jeunesse aussi,
– que l'amour est une « vacherie »,
– que ce n'est pas un fossé qui sépare les générations, mais cette fascination, si bien exprimée, d'abord par Thomas Mann, ensuite par Luchino Visconti, de la vieillesse pour des âges plus
tendres.
Ce n'est pas la beauté du jeune Tadzio, si bien incarnée par Björn Andresen, qui me trouble quand je revois les images viscontiennes pour la enième fois, mais bien plus ce regard lancinant,
exaspéré du vieux compositeur, le génial Gustav von Aschenbach – Dirk Bogarde – qui ne peut, de sa contemplation passionnée, réussir à inventer la communication dont il aurait tant
besoin.
Ce n'est pas un vieillard draguant un biquet que je vois, mais un spécialiste du beau – tout créateur ne l'est-il pas à sa façon ? – mis en échec par le mystère de cette perfection éphémère
qu'est l'adolescence.
Quoi de plus inachevé que l'immaturité gracile d'un jouvenceau, et de plus inaccessible ?
Là où l'art s'appuie sur l'inspiration jugulée par des règles et une discipline de tous les instants, la nature inspire à certaines formes une miraculeuse harmonie. Un miracle voué à la
destruction par le temps.
Et c'est cette fragilité de la jeunesse qui nous la fait voir sous un jour si désirable. Mort à Venise en liant dans une même étreinte du regard les ravages de l'amour et ceux de la mort
nous indique une étrange et dangereuse morale : nous mourons de ce que nous aimons.
Est-ce du choléra ou de ce visage trop longtemps contemplé, à la limite de l'insoutenable, que meurt le héros ? Du poison qui coule dans nos veines, ou dans nos vies, nous nous nourrissons.
Comment échapper au feu quand on ne peut s'empêcher d'aimer si fort la lumière ?
L’avis de Clémentine :
Adaptation austère et contemplative de la grandiose nouvelle « La Mort à Venise » de Thomas Mann, Mort à Venise (Prix du 25ème Anniversaire du Festival de Cannes) figure bien souvent
comme le testament de Luchino Visconti puisqu'il laisse transparaître toutes les obsessions et préoccupations, développées de façon très aboutie, de ce cinéaste, véritable artiste de génie,
personnage de fascination et de scandale pour ses mœurs et son goût raffiné de la décadence. Mort à Venise, incompris par certains à son époque (... et actuellement toujours), a
d'ailleurs été l'objet d'une polémique pour la soi-disant pédophilie qu'il expose.
Certes l'histoire laisse suggérer un peu cet aspect-là du film mais les réflexions que mettent en place Mort à Venise balaye
rapidement cette idée. Paradoxalement, même s'il s'agit d'une adaptation cinématographique, Mort à Venise est quelque peu autobiographique ou du moins en fait un film très personnel car
Mort à Venise place la figure de l'artiste comme l'élément central du film, autour duquel gravite plusieurs thèmes en relation avec l'Art ainsi que la Beauté, la fuite du Temps et la
Mort qui rattrape le personnage principal, Aschenbach tout comme il semble rattraper Visconti qui mourra cinq ans après la réalisation de son chef-d'œuvre ultime et absolu.
Visconti y fait l'évocation intérieure de l'artiste dans son mal-être, du créateur en manque d'inspiration, plus particulièrement ici d'un musicien d'âge mûr déprimé qui souffre encore de la mort
de sa femme et dont la sexualité va se troubler. Un système de flashs-back permet d'amener le spectateur en dehors de Venise pour jouer sur un double point de vue confrontant Aschenbach et l'un
de ses amis Alfried. Tous deux, dans des conversations intellectuelles, en viennent à parler de création artistique et de Beauté. Contrairement à son ami Alfried qui affirme que la Beauté surgit
à l'improviste et qu'elle n'est en aucun cas le fruit d'un travail, selon Aschenbach, la Beauté ne peut être que issue du travail de l'imagination de l'artiste et qu'elle naît de ses seules
facultés spirituelles. Mais son voyage à Venise va être la ville d'une double rencontre, tout d'abord celle de la Beauté, c'est-à-dire la rencontre de Tadzio, jeune adolescent polonais d'une
beauté androgyne qui va le foudroyer. On se souvient de la première apparition du jeune adolescent. Lui, seul, entourée de femmes, avec ses cheveux longs, d'abord confondu à celui d'une femme,
son visage attire immédiatement l'attention d'Aschenbach. Cette façon de rendre ce personnage désirable est exprimée par un zoom. Très récurrent chez Visconti (particulièrement dans Mort à
Venise et Les Damnés), ce choix esthétique qui ne gâche en aucun cas l'impact visuel cherche à exprimer la caresse du regard sur l'objet du désir.
Tadzio est jeune et beau. Cet Apollon gracieux est même presque une sorte de fantasme cliché puisque d'abord habillé d'un uniforme d'écolier ou de marin puis enfin d'un maillot de bain qui moule
toutes ses formes. On pourrait voir en Tadzio, une double incarnation : Tadzio, représentation de la jeunesse (du film), est l'incarnation de la Beauté elle-même incarnation de la jeunesse.
Contrairement à Tadzio, Aschenbach, lui vieillit et évolue dans cette Venise moribonde et prend enfin conscience, après la rencontre du jeune adolescent, du temps qui passe. Après cette prise de
conscience et cherchant à plaire à Tadzio, il veut se donner l'illusion d'être jeune et beau par des artifices : il se coiffe et se maquille. En effet, depuis la mort de sa femme, un vide
affectif semble s'être crée autour du musicien et, depuis, son travail en tant que compositeur devint de plus en plus médiocre. La seule façon qui parviendrait à satisfaire Aschenbach sur deux
plans (affectif et spirituel) est donc d'aimer et de se faire aimer en retour par Tadzio qui, en deux temps, pourrait d'abord remplir cette absence d'affection puis enfin être la muse
d'inspiration d'Aschenbach pour son Art. C'est cette beauté, cette jeunesse qui lui permettrait de se « renouveler » à nouveau, de se compléter et donc de créer, avec, une sorte d'osmose.
Malheureusement, le musicien qui cherchait à tendre vers un idéal et une perfection intérieure, est quasiment déjà mort. Du moins, il agonise. Il se rend sur la plage et observe Tadzio, depuis sa
chaise longue, irremplaçable dans une harmonie et meurt enfin dans son impureté et sa vieillesse, incapable de rejoindre un tel spectacle.
Mais durant tout le long du film, Tadzio était un objet de désir inaccessible, une image de la perfection et un idéal de Beauté. Une relation s'était certes instaurée entre Aschenbach et Tadzio
mais il ne s'agissait là que d'une relation à distance qui se basait sur un jeu de regard. Comprenant que le jeune adolescent n'est pas insensible aux regards insistants du musicien, ce dernier
ne cesse de contempler le bel adolescent tout comme Visconti observe les évolutions et mouvements des personnages. Tadzio, lui, s'en aperçoit et se met à rentrer dans ce jeu et lui offre des
regards et sourires lors de rencontres. Et c'est cette impureté des sentiments ainsi que l'impuissance, l'incapacité à créer la Beauté même, la fuite du Temps et donc la Mort qui approche qui
sont à l'origine de l'angoisse d'Aschenbach qui s'avance toujours de plus en plus vers la Mort, sans cesse, omniprésente, même dans le titre du film et qui est donc attendue mais qui n'est
sûrement pas une surprise pour le spectateur. Je parlais plus haut d'une double rencontre, d'abord celle avec la Beauté mais il y a par après et en même temps, bien entendu, celle avec la Mort et
c'est là-dedans que réside tout l'intérêt du film, dans la longue et lente agonie du personnage.
Alfried : « La Beauté naît, selon toi, de tes seules facultés spirituelles ? »
Aschenbach : « Nieras-tu que le Génie de l'Artiste puisse la créer ? »
Alfried : « Oui, c'est le pouvoir que je lui dénie. »
Aschenbach : « D'après toi notre labeur d'artiste... »
Alfried : « Ton labeur ! La Beauté fruit du labeur ! Quelle illusion ! Non ! La Beauté jaillit d'un éclair et ne doit rien aux cogitations de l'artiste
ni à sa présomption ! »
Sur un tempo très lent, Visconti nous conduit au cœur d'interrogations fondamentales qui se posent à tout artiste au sujet de la création et de la Beauté mais aussi à toute personne au sujet de l'amour, de la fuite du temps, de la Mort et de la vieillesse. Ce rythme très lent qui en déroutera plus d'un permet de mieux nous plonger au coeur de la réflexion faite sur la Beauté et jeunesse éphémère et sur le pouvoir de l'Art à affronter le Temps. La perfection est touchée et il s'agit alors peut-être bien de l'un des meilleurs films qui soit.
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