Contre nature

Publié le 05 août 2014 par Laurentnoel

Ils avancent, s’infiltrent partout. Je le voyais bien, mais je parvenais encore à trouver quelques endroits pour me réfugier assez loin, à l’abri de certains ciels que je croyais naïvement de moi seul connus. De plus en plus loin, mais ces lieux existaient. Ils sont maintenant sur mes pas, je les sens tout près, ils ont réussi à passer sur mon île, s’y sont installés, c’est arrivé plus vite que je ne l’imaginais…

Depuis toujours, je viens ici pour retrouver ou conforter ma place au milieu du monde,  pour le sentir, le contempler, m’y enfoncer, y être. C’est un de ces endroits épargnés, où l’on peut ne rien faire d’autre que de respirer là, un de ces endroits simples et sauvages, d’océan, d’air, de roches et de lande. Des sentiers cachés au  creux de l’île me conduisent à des  lieux vierges et préservés (parfois par décrets ou arrêtés), où il est toujours possible de trouver une pierre  chaude à l’abri des vents pour goûter pleinement une solitude contemplative, odorante ou sonore et sans doute proche de l’essentiel.  

Mais cette année ils sont venus là, se sont invités, selon leurs propres termes, en résidence d’abord  (pour “questionner” le paysage…), puis ont installé leurs idées subventionnées en pleine nature, si accueillante et épargnée jusqu'alors. Des panneaux de tôle d’un rouge plus puissant que les fanions des plages dangereuses sont coulés dans une semelle de béton pour annoncer qu’une œuvre est posée ici ou là, au milieu de mon paysage. Ces zones protégées de tout, des promoteurs, des véhicules, sont laissées aux mains de ces dévastateurs de tranquillité qui,  forts de leurs prérogatives d’artistes contemporains, ont le droit d’y “projeter leur art”.

Cette lande que je traverse souvent à l’heure de la basse mer pour gagner mes failles rocheuses secrètes et tenter d’y dénicher  quelques tourteaux, ou bien dont je pénètre en septembre les buissons hostiles à la recherche de mûres chaudes, sucrées et iodées, cette lande familière où percent giroflées des dunes, chardons bleus ou asphodèles, cette lande est envahie, outre la tache rouge métallique qui annonce violemment l’évènement, par des animaux de céramique grossière et kitsch. Ces bestioles, soi-disant inspirées par des histoires islaises, sont comme engluées dans une texture  blanche douteuse m’évoquant un coulis épais de colombine ou de guano. Voilà ce qui occupe aujourd’hui mes broussailles préférées, ce qui décore pour quelques mois le littoral non ædificandi, entre autres interventions qualifiées d’artistiques par je ne sais quel médiateur.

10 artistes, soutenus par la DRAC, qui n’en est pas à son premier mauvais coup, ont envahi des sites de l’île en déposant leur déjections (pardon, leur production) dans des lieux qui n’en demandaient pas tant, des sites paisibles qui n’avaient pas besoin, de mon point de vue, d’être investis ou interrogés ou revisités, etc. autrement que par les lumières, les coups de vents, les grains et les marées. D’autant que le public, en l’occurrence des gens qui viennent chercher des moments naturels, n’a rien demandé. Encore une fois, l’art contemporain nous impose ses “dispositifs”, il s’immisce, s’incruste, se place. Cela me rappelle furieusement ces calvaires que l’on trouve à tous les coins de campagne. Tout est bon, le musée, la rue, l’école, maintenant la nature. Attention : rien à voir avec le land art. Ici, personne ne joue avec le paysage,  tout est anecdotique. J’hésite à attribuer la palme à cette manche à air fixée en haut d’un mât planté au milieu des cabanes surplombant un petit mouillage, tapi dans un creux de la côte sauvage. Manche cousue dans un tissu d’un goût discutable et censée représenter un célèbre rocher de l’île qui serait devenu “léger” (j’arpente les lieux depuis quarante ans, ce rocher m’est familier et jamais, sans le discours accompagnant l’œuvre, je ne l’aurais reconnu). Ou bien à ce plongeur taillé grossièrement dans un tronc (pas de mouvement, pas de force), sur l’estran de la pointe Sud-Est et dont seul le dispositif et la dimension comptent, spectaculaires soit, mais rien d'autre. L’art doit-il être d’abord spectaculaire ? L’impact de ces œuvres, s’il existe, réside dans leur situation plus que dans leur réalisation, particulièrement médiocre, jusqu’aux photographies de cette artiste peu inspirée qui n’a rien trouvé de mieux que de s’intéresser  à l’île en tournant le dos à la mer, sûre d’être la première à regarder vers l’intérieur. Quand un photographe se met le doigt dans l’œil…

Passons sur les autres. J’en ai assez de ces paysages encombrés d’artistes contemporains. Ou plutôt de ces artistes contemporains qui encombrent les paysages. Tous les lieux institutionnels qu’ils monopolisent déjà à outrance ne leur suffisent donc pas ?  Et à entendre les réactions de quelques promeneurs rencontrés ici ou là, je ne suis pas le seul à regretter autant les installations imposées et envahissantes que la bien piètre qualité de leur exécution.

 
Et qu’on ne se méprenne pas : j’aurais écrit la même chose (sauf sur la qualité, bien sûr !)  si j’avais rencontré une statue de Rodin sur la lande ou une céramique de Picasso dans un de mes coins de pêche. Je veux seulement avoir le choix.  Bon, je le reconnais : j’aurais écrit la même chose,  mais je me serais empressé de profiter de l’isolement pour augmenter ma collection personnelle… Ici, bizarrement, personne n’a encore tenté d’emporter, malheureusement, les fameuses céramiques grumeleuses (pourtant fort transportables) issues des coliques de  notre artiste plasticien animalier !

La commune, prosélyte acoquinée à la DRAC pour ce mauvais coup, aurait mieux fait d’appliquer le principe de laïcité et de veiller à la neutralité des parties communes de son territoire. Hélas ! Profitant de la faiblesse et de l’ignorance des pouvoirs publics balnéaires,  les missionnaires de l’art contemporain, travaillant à la conversion des masses de touristes, ont encore de beaux jours devant eux.