Calaferte est un génie. De ceux qu'un lecteur croise rarement dans une vie. Il a écrit " Septentrion", un chef d'oeuvre dont je serais bien incapable de parler un jour tant il est trop grand pour moi. Parmi les autres titres de son immense bibliographie, je vous recommande aussi "La mécanique des femmes", "Rosa Candida" ou encore le fabuleux "Requiem des innocents", mais il y en a bien d'autres.
Dans les "Épisodes de la vie des mantes religieuses", il parle une fois de plus des nombreuses femmes de sa vie. Une géographie amoureuse complexe, particulièrement sexuelle, souvent dérangeante. Il y décrit notamment sa relation avec D., celle qu'il aime et qui chaque soir se transforme en mante religieuse : "Végétale, armée de tiges carnivores surmontées d'une infinité de petits dards aux aiguilles rétractiles, chaque nuit elle dort auprès de moi, me dévore doucement pendant mon sommeil."
Mais il y a aussi toutes les autres, femmes d'un soir ou putains aux seins flasques : " Je les voudrais prostituées à moi. Dans des rues étroites, puantes. Dans des escaliers d'hôtels borgnes. Pour des accouplements qui seraient des sacrifices. Les jeter ensuite dans les cuvettes des bidets. Je m'assiérais au bord pour les regarder se débattre, déchets animés, dans le tourbillon de l'eau siphonnée. Femmes froissées, femmes-miettes. La peau de leur sexe flottant à la surface."
Chez Calaferte, la chair est triste."Images lubriques. Fange du sexe. [...] Forcer l'impossible. Être Dieu. S'anéantir dans la débauche, jusqu'au crime. Exacerbation du sexe. Désir d'échapper à la ruine intérieure." Il y a bien quelques moments d'apaisement ("T'envelopper dans mes bras, t'étreindre, te blottir contre moi, couvrir de baisers ton visage, tes cheveux, t'étouffer de tendresse") mais le désespoir lucide reprend vite la main : "Je me hisse sur sa froideur cadavérique. Ses lèvres pâles grimaçent. En vain nous nous essoufflons, l'un à l'autre impénétrables. Une nuit nous sépare."
Ce texte n'est pas un roman. C'est une succession d'aphorismes, de souvenirs épars, de bribes de poèmes en prose. C'est doux et violent, insignifiant et profond. Le rythme de chaque phrase oscille entre calme et fureur avec une force incomparable. Dans la préface, Marcela Iacub qualifie ces épisodes de hold-up, de coup de poing, de viol, de massacre. C'est un livre qui"nous secoue, nous torture, nous humilie. Nous pénètre, nous envahit, nous contamine, nous vampirise, nous corrompt." Et je dois dire qu'elle n'a pas tout à fait tort...
Calaferte est mon écrivain français préféré. Un génie. Un monstre. Son écriture me foudroie, il a par moments des fulgurances qui me laisse abasourdi :
"Nuit.
Retraite.
Elle ouvre et referme sans bruit la porte.
Certitude d'une présence. Son pas volontairement léger. Elle traverse la grande pièce.
Je fais semblant de dormir.
Elle entre dans la chambre, pose son sac à main sur le fauteuil. Je sais qu'elle me regarde. Son parfum.
Bruit de la laine, de la fermeture éclair du pantalon. Mouvement autour de moi.
Déclic de l'agrafe du soutien-gorge. Les couvertures, les draps soulevés.
Poids dans le lit.
Cette fraîcheur, cette souplesse prenante qui s'ajuste à moi.
La langue passe sur mes lèvres. Caresse de la main. Je frissonne malgré moi.
Elle chuchote quelque chose que je ne comprends pas.
La langue entre dans ma bouche, y reste droite. Immobile. La main me prend, fourreau coulissant.
Je me retourne.
Elle me recouvre de son corps."
Épisodes de la vie des mantes religieuses de Louis Calaferte. Denoël, 2014. 186 pages. 11,90 euros.