Tentative d'analyse du comportement français face au changement :
La victime
Crispant. Combien de fois me dit-on que rien ne va ? Mon
dirigeant est incompétent. Il n’a pas de stratégie. Il savait tout de même ce que ça signifiait être PDG, quand il a pris son poste! Et tout ce qu’il fait est
idiot. S’ensuit une liste de dysfonctionnements, ridicules. Et qu’ils
viennent s’asseoir à côté de moi, tous ces managers, au lieu de passer leur vie
en visioconférences ! Mais quand je demande : et vous, que faites-vous pour améliorer la situation ?
Silence. Se plaindre de tout et sans cesse est une attitude d’assisté. Propre
aux peuples du sud de l'Europe. Probablement une façon de se donner l’impression que l’on ne vole pas l'argent que nous verse l'Etat.
Le dirigeant de droit
divin
Qui dit assisté, dit pouvoir paternaliste. Il a été décrit
par Tocqueville. En France, nous pensons que tout doit venir d’en haut. Et le
haut croit, comme le dit Tocqueville, au pouvoir de la raison. Etant coupé de
la réalité, il prend des décisions stupides. Plus exactement, il fait preuve d'une confondante paresse intellectuelle. Ce contraste entre une
incompétence patente et un contentement de soi inoxydable fait dire à l’étranger
que nous sommes d’une arrogance insupportable.
La communauté
délinquante
En écrivant ce billet, un souvenir m’est revenu, 40 ans après
l’avoir totalement oublié. Un professeur me demande de traduire un texte latin.
Et me donne une note médiocre. La classe se révolte ! Car il vient de féliciter
son favori, qui n’a pas fait mieux que moi. Le professeur revoit, presque
immédiatement, son jugement. Et voilà le curieux. Je n’étais pas un élève sympathique pour mes camarades,
ils n’avaient aucune raison de prendre mon parti. D’ailleurs, je ne les ai pas
remerciés de m’avoir soutenu. Je réalise aujourd’hui que ce mouvement d’humeur
nous est tous apparu comme normal. Une injustice avait été commise.
Michel Crozier parle de « communauté délinquante ».
La France ne s’unit, selon lui, que pour dire non. Comme je l'explique ailleurs, cela prend vite des aspects suicidaires. Car le suicide est la plus efficace réaction face à l'injustice. Et la meilleure résistance au changement.
Honneur et bon
plaisir
Philippe d’Iribarne à la suite de Montesquieu fait de l’honneur
notre principe. Le Français est au dessus des lois. Il n’écoute que sa raison. (Ce qui, au passage, est la recommandation des philosophes
des Lumières.) Mais, quand son honneur est en jeu, sa vie ne compte pas. En
fait, comme mon professeur, il suit son « bon plaisir ». Et c’est
pour cela que, confondant raison et caprice, il commet des injustices. Et qu’il
faut une révolte pour percer sa surdité.
La liberté c'est le dysfonctionnement !
Il y une même idée chez Montesquieu et Rousseau. Pour
protéger la liberté de l’homme, il faut que rien ne puisse la menacer. Egalité
de forces dit Rousseau (d’où « l’égalité » de la devise de la France).
Pour Montesquieu, il faut des pouvoirs qui s'annihilent (exécutif, législatif, judiciaire). Marc Bloch
observe quelque chose d’identique au Moyen-âge : le féodal est
tout puissant ; si le paysan n’est pas écrasé, c’est du fait de son
inertie et des dysfonctionnements de l'appareil seigneurial. Pour Michel Crozier, l’employé entretient le dysfonctionnement dans l’entreprise,
pour avoir du pouvoir.
Paralyser les
contre-pouvoirs
Les grandes faillites françaises se ressemblent. Crédit
Lyonnais, France Télécom, Sciences Po… à chaque fois, leur dirigeant, haut
fonctionnaire, bloque le système qui devait le contrôler. Paralyser les
contre-pouvoirs est une seconde nature pour le dirigeant français. C’est le
seul moyen qu’il ait trouvé pour gouverner. Ce qui ne surprendra pas le lecteur.
Des individus séparés
par des valeurs communes
Une étude Harvard / Sciences Po observait que les valeurs des Français sont étrangement uniformes. Quelles valeurs ? Celles que la gauche et la
droite leur reprochent de ne pas partager ! Car la gauche et la droite veulent
s’arroger le monopole de ces idées, afin d’en faire l'opium du peuple. Mais le
Français n’aime pas être manipulé…
En revanche, lorsque ces idéaux sont utilisés de bonne foi, le
peuple se mobilise comme un seul homme. C’est alors que la France change. Comme le prévoyait Montesquieu, quand tout le monde est d’accord, il n’y a
plus de contre-pouvoirs. Et le Français fait alors preuve d’une vigueur, d’une
motivation, d’une inventivité, d’un esprit d’initiative… dont le seul
équivalent est l’Américain poussé par la soif du gain, dit Tocqueville.
Conduire le
changement en France
Curieux. Chacun de ces comportements implique les autres. Et leur opposition les renforcent. Mieux. Faisons l'hypothèse Français = individu qui suit ses intérêts. Mis à la tête de quoi que ce soit, il va chercher à imposer son opinion, sans écouter. Ce qui va susciter une résistance, et l'exigence de la protection de la liberté individuelle par des contre-pouvoirs. Ce que le "dirigeant" va vouloir contourner par une forme ou une autre de manipulation... On retrouve nos comportements ! Nous sommes, comme le disaient les Allemands, une "société d'individus". (Comme les Américains, d'ailleurs.) Et cela donne, liberté, égalité, fraternité ! (Mais une fraternité de frères ennemis.)
Pourtant il existe chez nous une forme de communauté. Nous croyons à des valeurs supra locales. Notre équipe, c'est la nation. Ce qui explique peut-être une remarque de Chateaubriand, à son retour d'émigration. Il est d'abord exaspéré par la France. Puis, immédiatement ensuite, il a le sentiment de retrouver la seule vraie vie. Voilà pourquoi le Français a tant de mal à quitter son pays, en dépit des horreurs qu'il pense de ses congénères ?
Conclusion. La clé du changement en France ? écouter…