[note de lecture] Jean-Louis Giovannoni, "Voyages à Saint-Maur", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

Voyages à Saint-Maur est un double voyage : dans l’enfance de Jean-Louis Giovannoni et dans son écriture : cela suffirait à justifier son pluriel, s’il ne s’agissait de douze voyages qui font comme douze chapitres, de 1981 à 2012, sur les lieux où il vivait, enfant, seul avec sa mère, à Saint-Maur-des-Fossés. Dans un texte liminaire, l’auteur s’explique : il a retrouvé quelques photos de cet enfant de huit ans qu’il était, prises par sa mère ; au tout début des années 80, bien après le décès de celle-ci (1), il avait effectué des « promenades » sur ces lieux : trois dates télescopent donc le personnage-narrateur : l’enfant de huit ans, l’adulte de trente ans des années 80, celui de 2012 ; Voyages à Saint-Maur est la tentative de faire cohabiter ensemble ces trois « protagonistes », ou, plutôt, de les essayer et de les assembler les uns aux autres. On est donc dans l’espace du récit autobiographique, sans que ce récit soit linéaire et sans que ce soit seulement un récit.  
Le texte est fait de ces va-et-vient entre les photos, les voyages et ces trois âges : voyages dehors et dedans, il n’y a pas de frontière : nous sommes poreux. D’ailleurs, dans cette déambulation qui le mène à son enfance et de son enfance à aujourd’hui, le narrateur est toujours accompagné de ses fantômes, qui le suivent, non sans humour : ainsi, ceux-ci applaudissent-ils au moment où il fait une découverte. « Impossible de sortir de chez moi » : règle de vie ou fatalité ? Il en va sans doute un peu des deux : Saint-Maur-des-Fossés est comparé à « un utérus gravide. D’où rien ne sortirait » : on comprend alors à quel point l’enfant et le narrateur, l’un et l’autre perdus dans ces lieux que l’un ne reconnaît pas et dans cette personne que l’autre voit à peine, sont incapables de se séparer. Le bus de la ligne 111 qui amène le narrateur au lieu d’une enfance possible, ou du moins reconstituable, devient un chemin pour se et s’y retrouver, sorte de fil d’Ariane intérieur que les mots permettent de dérouler. Il y a des livres qu’on porte en soi depuis longtemps ou qui se commencent sans fin, sans qu’on les envisage dans leur fin : bribes, bouts, voyages, fragments, cela se rassemble par sa fin, à l’image du dernier chapitre qui retrace un trajet via Google Maps, insigne paradoxe du voyage qui vous fait vous en aller tout en restant chez vous, et se clôt sur ces mots : « Fermeture de session. /  En cours… » - On ne s’éteint jamais tout à fait tant qu’on est vivant. 
  
Autre élément que ce motif du voyage intérieur /extérieur – à mesure que l’on avance dans les voyages / chapitres, les dates d’écriture deviennent plus floues, comme si la dimension intérieure prenait le pas sur les données historiques -, c’est le rapport à la réalité. Celle-ci est nourrie d’éléments factuels, que le narrateur découvre ou redécouvre à l’occasion de telle rencontre : une boutique, une personne, un geste. L’évocation de la graineterie forme un voyage à lui tout seul : au milieu des sachets de graines et des pommes-de-terre se mêlent l’anecdote et ce qu’elle développe d’imaginaire et de rêverie ; il faut aussi y ajouter le personnage de la commerçante et l’émoi qu’elle provoque : « Corsage blanc, dans mes oreilles les acouphènes, ça siffle à toute berzingue. » Mais l’importance de cette femme ne se limite pas à une découverte fantasmée de la sensualité, c’est elle qui l’instruit sur d’autres plans : ainsi lui offre-t-elle Le Guide des nuisibles illustrés : « tu sauras tout sur les limaces, les pucerons et les vers blancs… » : comment s’y prendre mieux pour fabriquer un poète ?! Ce goût que le petit Jean-Louis trouvera dans le détail de la vie, il le développera aussi avec l’encyclopédie Tout l’univers que sa mère lui avait offerte, et dans laquelle il peut faire provision de découvertes, d’interrogation sur le monde et ses mystères, qui seront aussi prétexte à des expériences newtoniennes avec les soldats de plomb  ou de dissection avec le fils handicapé mental de la voisine avec lequel s’est développé un lien affectueux. Ce goût du détail qui jalonne Voyages à Saint-Maur, on le retrouve aussi dans les autres livres de J-L Giovannoni, développé d’une autre manière, jusqu’à cette série de petits livres autour des insectes et des invertébrés qui devrait aboutir à la publication des Moches(2)
Il ne s’agit pas à mes yeux d’un livre différent des précédents de l’auteur, mais, au contraire, d’un livre qui se tisse à tous les autres. Indépendamment des deux poèmes qui s’y trouvent et qui avaient été publiés aux éditions Unes (3), on trouve de nombreux thèmes qui sont au cœur de l’œuvre de Giovannoni. La question du décousu en est un : le récit décousu ou déconstruit n’est pas une coquetterie ni un principe : il est tout simplement le reflet de la vie et du jeu narratif qui la montre, dans ses tentatives d’essayage, pour reprendre un mot cher à l’auteur. On pourrait y associer la question de la disparition, qu’il s’agisse de personnes (la présence de la mère par exemple est pudiquement discrète), des lieux, des objets ou de la mémoire : « Le petit avec son écharpe de grosse laine tricotée (…), je tourne et retourne dans tous les sens sans jamais le trouver » : on l’aura compris, il s’agit du narrateur cherchant l’enfant qu’il était. Ailleurs, c’est le thème du geste : « Les gens doivent réintégrer leurs gestes volatils » ; « Un geste, c’est une dépense, pas un placement » ; « Nous sommes mal pliés. » Citations et formulations qui montrent à quel point nous sommes au-dehors du récit traditionnel, et glissons régulièrement dans la proximité du poème. 
  
On voit par là – double exploration, intérieure et extérieure (qu’importe l’espace, pourvu qu’on ait l’exploration), observation du détail, du minutieux, goût pour le dérapage, attention aux coexistences, aux ruptures, aux interstices prétendument vides, humour et pudeur des émotions -, tout ce qui fait à la fois la matière des poèmes de Jean-Louis Giovannoni et des récits qui suivront à partir de Journal d’un veau (4). Sur ce plan aussi, Voyages à Saint-Maur me semble un livre pleinement giovannonesque, grandement éclairant de son auteur et de son œuvre, et très touchant. 
  
[Ludovic Degroote] 
 
 
Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur, Champ Vallon, 104 p., 12,50€ 
 
1.Cf. Garder le mort (édité en 1973 aux éditions de l’Athanor, repris aux éd. Unes puis chez Fissile en 2009), poème initial et remarquable. 
2.Livres d’artistes publiés aux éditions Les mains par Stéphanie Ferrat : http://stephanieferrat.blogspot.fr/p/editions.html ; voir également l’entretien avec Emmanuel Laugier dans le dossier J-L Giovannoni du Matricule des Anges de juin 2014. 
3.Le Corps immobile, Unes 1982 ; Le Visage volé, Unes, 1982 ; tous deux repris dans Les choses naissent et se referment aussitôt, Unes, 1985. 
4.Journal d’un veau : roman intérieur, éd. Deyrolle, 1996 ; rééd. Léo Scheer, 2005.