Lors de leur rencontre, le Dr Jean Wilkins a compris le besoin urgent de l’hospitaliser, car sa vie était en danger, mais elle refusait de se faire examiner. Plutôt que de la forcer, le médecin lui a laissé le choix de revenir quelques jours plus tard avec sa mère pour être admise à l’hôpital. Ce risque a payé: elle est revenue et a accepté de se faire soigner.
Selon le Dr Wilkins, établir un lien de respect et de confiance avec ses patients est le premier pas vers la guérison. Après un long processus pour sortir de la maladie, Nadège a réussi à reprendre du poids. Elle a suivi des études d’infirmière et a fait un stage au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) Ste-Justine.
L’anorexie est une maladie mentale répandue, particulièrement chez les femmes et les jeunes filles. Les personnes touchées se privent de nourriture dans le but de perdre du poids, et ce jusqu’à l’extrême, quelquefois en mettant leur vie en danger.
Causes
Contrairement à ce que l’on pensait dans les années 70, l’anorexie n’est pas provoquée par un entourage familial problématique ou par une faiblesse de la personne touchée. Elle est en fait le résultat de facteurs biologiques, psychologiques, et sociaux.
Le Dr Howard Steiger est directeur du Programme des troubles de l’alimentation et psychologue à l’Institut Douglas à Montréal. Il est spécialiste des troubles alimentaires chez les adultes: «Il y a une base biologique assez importante et héréditaire, les troubles alimentaires courent dans les familles, chez les jumelles identiques par exemple. Mais les gènes ne sont pas déterminants, ils se contentent d’être allumés par des facteurs environnementaux.» Donc une personne peut posséder des prédispositions génétiques à l’anorexie, mais cela ne suffit pas. Ces facteurs génétiques doivent entrer en contact avec des éléments de l’environnement social de la personne (famille, école, travail…), ajouté à un élément déclencheur.
Ce déclencheur varie selon les individus et selon l’âge: il s’agit généralement du commencement d’un régime pour les adultes ou du début de l’adolescence pour les plus jeunes. Le Dr Wilkins travaille au CHU Ste-Justine depuis 1974 et y a créé la section de médecine de l’adolescence. Selon lui, lorsque certains enfants arrivent à la puberté, ils tombent dans l’anorexie pour éviter de grandir et empêcher les transformations associées à l’adolescence. L’anorexie bloque certains changements physiques (le développement des formes, les règles…) et stoppe la croissance. Le docteur considère l’anorexie comme une impasse dans leur vie et leur développement personnel: «Pour certaines adolescentes, l’anorexie permet de mettre tout en pause, comme si tout allait trop vite dans leur vie. Mais c’est un véritable piège.»
Hypersexualisation
L’hypersexualisation et le culte de la minceur dans les médias ne causeraient pas directement l’anorexie. Selon le Dr Wilkins, «tout le monde peut être touché, influencé par ces images. Mais la cause première de l’anorexie ce n’est pas ça, même si ça peut contribuer.»
Au contraire, pour le Dr Steiger, cela jouerait un rôle: «Il y a une biologie derrière les troubles de l’alimentation et une psychologie aussi, mais si on peut réduire les pressions de notre culture sur les personnes, on va réduire l’incidence de ces troubles, alors ça vaut vraiment la peine d’essayer.»
Il rappelle également «qu’on ne devient pas anorexique si on ne commence pas un régime, il faut un élément déclencheur». En effet, quelles que soient les influences biologiques et génétiques, on ne devient pas anorexique si l’on ne commence pas à se priver. On ne peut pas agir sur les facteurs biologiques, mais si l’on peut réduire les pressions sociales liées au poids, certains ne commenceraient alors pas de régime et ne deviendraient pas anorexiques.
Le Dr Steiger était coprésident du comité de travail de la Charte québécoise pour une image saine et diversifiée. Cette charte a pour objectif de lutter contre le culte de la minceur en encourageant les industries (productrices d’images dans l’espace public) à présenter une plus grande variété de modèles corporels: «C’est très inspirant de voir que des gens qui sont influents dans leur industrie, que ce soit la mode ou les médias, reconnaissent qu’ils sont bien placés pour avoir un impact positif au niveau de l’introduction de l’appréciation des corps divers et de l’importance de la diversité.»
Traitements
La maladie étant à la fois causée par des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, le traitement doit lui aussi comporter plusieurs aspects. D’un point de vue biologique, le premier outil est bien sûr la nourriture. Lorsque les médecins reçoivent des patientes sous alimentées, la première étape consiste à les faire manger pour que leur santé ne soit plus en danger. Tout au long du traitement, il va falloir les aider à retrouver une alimentation correcte et régulière.
Mais faire manger une personne anorexique n’est pas la véritable solution au problème, c’est pourquoi il faut l’accompagner d’un traitement psychologique. Il faut comprendre les raisons qui la poussent à ne plus s’alimenter et travailler avec elle.
Le Dr Wilkins évoque le cas d’une jeune patiente hospitalisée, transférée dans son service. Elle était placée sous médicaments pour prendre du poids. Elle a expliqué au docteur que ça ne la dérangeait pas de prendre des kilos, puisque ce n’était pas vraiment elle qui mangeait, vu qu’elle y était forcée par d’autres personnes.
Elle lui a aussi dit qu’elle reperdrait ces kilos dès sa sortie de l’hôpital. C’est pourquoi le Dr Wilkins ne force pas ses patientes à manger, mais préfère travailler sur les raisons de la maladie, et ainsi les aider à en sortir définitivement: «Il faut comprendre et traiter les causes de l’anorexie pour les aider, pas se contenter de les faire prendre du poids artificiellement, c’est une solution qui n’est que provisoire.»
À l’adolescence, les cas d’anorexie ne sont pas souvent associés à d’autres pathologies, contrairement à ce que l’on peut penser. En revanche à l’âge adulte, il est plus courant de voir des patients présentant des symptômes de dépression, de difficulté de gestion du stress, d’anxiété ou de troubles obsessionnels compulsifs associés à l’anorexie.
Le Dr Wilkins rappelle qu’il est impératif que la jeune fille, son entourage et même le médecin gardent à l’esprit que ces traitements prennent beaucoup de temps. Pour arriver à une guérison complète, il faut compter environ 4 ans. «Dans cette maladie-là, on n’avance pas par miettes, mais par nano miettes.» Il ne faut surtout pas chercher à brusquer les choses, car cela risque de blesser la jeune fille, ce qui retardera encore plus la guérison. C’est un traitement par «les mots et le temps.» Selon lui, il n’est pas vraiment possible de forcer quelqu’un à se soigner, mais il suffit parfois de faire preuve de diplomatie et il est important de créer des liens avec les jeunes filles.
L’entourage
Rappelons que l’entourage de la personne anorexique joue un rôle irremplaçable dans le processus de guérison. La famille, particulièrement, ressent souvent un très grand sentiment d’impuissance. Mais il est nécessaire que les parents mettent de côté ce sentiment, ainsi que leur peine, de manière à soutenir efficacement leur enfant. Leur présence est primordiale, il ne faut surtout pas perdre le contact, et bien que cela soit difficile, accepter que le traitement prenne du temps.
Le Dr Wilkins explique également que la difficulté avec les jeunes anorexiques est qu’il faut faire preuve d’une grande prudence: «Si jamais on vient voir une jeune fille en cours de traitement et qu’on lui dit "tu as l’air mieux", même avec de bonnes intentions, elle va entendre "tu as pris du poids", voire "tu es grosse". Elles nous obligent à beaucoup de prudence dans les mots. Quand on les connaît intimement, c’est presque impossible pour les parents de vivre avec une fille malade sans commettre de maladresse.»Il est donc important pour les parents de prendre conscience qu’ils commettront involontairement des erreurs, mais qu’il faut privilégier la communication avec leur enfant plutôt que de culpabiliser.
L’anorexie en quelques chiffres
- Au Québec, 3% des filles âgées de 15 à 25 ans souffrent de troubles alimentaires.
- Environ 100 000 femmes et filles québécoises souffrent de troubles alimentaires.
- 90% des victimes d’anorexie mentale sont des femmes, contre 70% à 80% pour les boulimiques.
- De 5% à 20% des personnes qui développent complètement les symptômes d’anorexie mentale meurent suite à des complications provoquées par la maladie.
- 50% à 60% des personnes anorexiques finissent par guérir sur des périodes de temps variables.
(Sources: l’ANEB et l’Academy of Eating Disorders)
Deux types d’anorexie
Le premier type est dit restrictif. Les personnes atteintes ont une relation malsaine avec la nourriture qui se manifeste par la privation. Elles ont généralement une véritable phobie de la prise de poids et pour éviter que cela ne se produise, se privent de nourriture et font beaucoup d’exercice physique pour éliminer le peu de calories qu’elles prennent en mangeant.
Le second type ressemble au premier, mais les personnes atteintes vont avoir des phases de purge compensatoire (vomissements, utilisation de laxatifs), voire des orgies alimentaires ponctuelles. Elles commencent à perdre du poids rapidement, jusqu’à mettre en danger leur santé. La privation provoque des symptômes divers, tels que des carences alimentaires, l’absence de règles pour les femmes et même des problèmes cardiaques. Au cours de la maladie, le contrôle de l’alimentation et du poids devient une addiction et la personne malade y pense en permanence de manière obsessionnelle.
La majorité des personnes touchées par l’anorexie mentale sont des femmes, et particulièrement des jeunes filles. Les hommes atteints le sont de la même façon que les femmes, pour les mêmes causes, et sont traités de la même manière.
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