Her

Par Kinopitheque12

Spike Jonze, 2014 (États-Unis)



LE GRIS EST UNE COULEUR CHAUDE

L’homme est sociable. Mais c’est quand même plus facile avec des semblables. Théodore (Joaquin Phoenix) aurait très bien pu se le faire dire par l’astronaute Bowman qui dans ses tentatives pour lier d’amitié avec HAL s’était heurté à la suffisance de l’ordinateur (2001 de Kubrick, 1968). Théodore, lui, fait l’expérience avec une autre forme d’intelligence artificielle, un système d’exploitation qui a la voix de Scarlett Johansson et plus encore. Lui, dont les inflexions émotionnelles ne sont pas sans connivence avec celles de Leonard Kraditor (Two lovers de Gray, 2008), va donc s’enticher de cette illusion high-tech auto-prénommée Samantha (« her » et non pas « it ») que Scarlett ne fait exister que par la voix (mais il est presque impossible pour le spectateur, à moins de ne jamais l’avoir vu, de vraiment s’affranchir du corps de l’actrice). Pas d’incarnation donc (contrairement à Under the skin de Jonathan Glazer, 2014) et pourtant, à la fois in et off, son personnage n’est pas non plus sans nous rappeler ses rôles de femmes désireuses et désirées chez Woody Allen (Scoop, 2006, Vicky Cristina Barcelona, 2008) voire, en raison de certaines affinités intellectuelles ou surnaturelles (pour éviter « artificielles »), Lucy de Luc Besson (2014).

Pour cette idylle en réalité virtuelle (ou augmentée ou simulée et, finalement, à peine plus banale que les relations des hommes avec leur smartphone aujourd’hui), Spike Jonze crée un futur lisse, coloré et absolument urbain. Jouant de sa résolution parfaite et d’une sensibilité inégalée quelles que soient la profondeur de champ et la lumière envisagées, cela pourrait ressembler à une pub pour interface informatique nouvelle génération ou pour l’OS hyper sexy dès demain disponible. Sauf que la ville dans Her n’est pas un territoire disputé par des marques et des produits concurrents. Les enseignes y sont discrètes, effacées en post-production pour les plus voyantes. De même, contrairement à la norme publicitaire des produits de haute-technologie, le chef opérateur Hoyte Van Hoytema (qui éclaire notamment Morse de Tomas Alfredson, 2008, et Interstellar de Nolan, 2014) a préféré composer avec une lumière naturelle. Ainsi, dans les espaces publics, les couleurs sont rarement criardes, les néons presque voilés et un gris chaud et lumineux domine. Une couleur de crépuscule ou d’aurore (car lors de ces nuits perturbées ou les simples supports à de longues discussions, on ne sait jamais si le jour se lève ou s’il finit), en tout cas l’ambiance s’y définit dans la douceur d’une pâle obscurité. Et à cette belle toile de fond grise, viennent s’ajouter des touches de couleurs claires et délicates, orange, beige, rose (souvent les intérieurs), qui participent à la chaleur de l’ensemble.

Par ailleurs, si la perte d’identité des métropoles et le conformisme architectural sont des symptômes de la mondialisation, dans Her, ils sont les seuls repérables. Cette ville n’est pas une « mégacité », ni une ville-monde, mais plutôt une « ville générique ». Les gratte-ciels de bureaux et d’appartements sont quelconques. Leur densité pourrait être comparée à celle du centre de Sao Paulo. Entre, les espaces sont modernes, respirables et rassurants. Spike Jonze et son chef décorateur K.K. Barrett ont conçu leur métropole en tournant à Los Angeles (la WaterMarke Tower pour l’appartement de Théodore, le Walt Disney Concert Hall, Manhattan Beach…) mais aussi à Shanghaï (le carrefour sous-terrain de Wujiaochang dans le quartier de Yangpu, rendu moins commercial et moins futuriste qu’il ne l’est, le CBD de Pudong pour ses tours et ses plates-formes piétonnes) et, au final, la ville composée nous baigne dans une mélancolie proche de celle ressentie dans le Tokyo de Lost in translation (Sofia Coppola, 2003). Dans ses villes confortables et sans âme, les citadins sont dans une sorte d’errance mentale, ne parvenant pas à satisfaire des désirs qu’ils ne cernent de toute façon pas très bien.

Théodore est un être sociable mais frustré. Alors qu’il travaille pour le site des belles-lettres-manuscrites.com et parvient justement à cerner ce que ses destinataires souhaitent lire, des choses le plus souvent très personnelles, sa situation sentimentale propre ne le satisfait pas. Catherine (Rooney Mara) n’est plus que le souvenir heureux d’un mariage fini. Olivia Wilde, séduisante mais trop anxieuse pour lui, est un rendez-vous manqué. Samantha dont le corps manque bien un peu au début (la mauvaise tentative à trois avec le corps prêtée de Portia Doubleday) aurait pu s’avérer parfaite si son évolution et sa capacité à s’émerveiller n’avaient pas dépassé les limites imaginables. Amy (la très jolie Amy Adams), peut-être, mais à condition d’oublier les interfaces.

Par ses fabrications épistolaires, Théodore se positionne d’ailleurs lui-même comme une interface. Il est en effet un intermédiaire dans des relations entre des individus qui lui sont étrangers. C’est aussi ce que montre le film, des relations par interfaces, un monde d’individus reliés par la technologie. Et quoique les relations directes entre personnes n’aient pas encore disparues, le système d’exploitation intelligent mis sur le marché, « Her », est en passe de changer cela, cloisonnant davantage, ne reliant plus les individus entre eux, mais ne les reliant plus qu’à de la technologie.