Ce n’est pas si fréquent qu’un nouveau mangaka arrive à se faire une place sur l’estrade de nos auteurs préférés, celle où sont installés beaucoup d’artistes de nos premières lectures et quelques génies dont on ne se lasse pas de lire les œuvres. Et pourtant, hier soir, j’ai eu la conviction qu’une épatante auteure de l’Hokkaidô venait de récupérer une place à cette table d’honneur imaginaire. Désormais, à coté d’Inoue, de Hôjô, de Morita, d’Adachi, d’Oda, de Yukimura, d’Osada, d’Ôtomo, de Murata, d’Asano, de Mori, de Togashi et de quelques autres que j’oublie sûrement, un nouveau siège porte le nom d’Hiromu Arakawa. Parce que la petite dame est fichtrement douée.
Ainsi, très chère madame Arakawa, (oui mon bon lecteur, faisons comme si j’avais toute son attention, ok ?) j’avais envie de vous dire tout le bien que je pense de vous, avant de vous inviter à venir à la maison quand vous voulez, pour que l’on parle de manga et que vous m’appreniez à faire des roues avant avec les tracteurs normands, ou que l’on discute des vaches laitières de nos régions respectives… Mais, avant ça, laissez moi vous expliquer le pourquoi du comment, histoire de faire des présentations. Après tout, on n’est pas des bêtes (ha ha !)…
Il y un avant et un après Hokkaidô…
Comme vous le savez madame Arakawa, vous êtes née à Hokkaidô. Si ce genre de détail n’intéressait peut-être pas grand monde il y a une décennie nous avons tous bien compris, depuis, qu’il vous a façonné et qu’il vous a donné une force de caractère essentielle lorsqu’on se lance dans une carrière de mangaka. Mais, comme je le disais, lorsque vous avez débarqué avec votre histoire de deux frères pratiquant l’alchimie, vos origines paysannes étaient bien le cadet de nos soucis. Votre tête de vache en préambule de chaque tome nous a fait sourire à plusieurs reprises, mais ça n’allait pas plus loin. Néanmoins cela ne nous a pas empêché d’être captivé par votre histoire, hissant ainsi Fullmetal Alchemist dans le top 5 des mangas les plus vendus en France pendant une bonne partie de sa parution. C’était le 4e manga de votre carrière et, pour nous, un premier coup de cœur.
Cela dit, autant le cœur à ses raisons qu’on ne comprend pas toujours, autant ce premier succès peut aisément s’expliquer, surtout avec le recul. L’homme qui vous écrit ces mots lit du manga et plus particulièrement du shônen depuis 2 décennies et il s’est longtemps contenté d’un modèle narratif simple, parfois efficace, mais quasiment unique : un héros jeune et un peu foufou se découvre un pouvoir, embrasse son destin et alterne alors les phases d’entraînements puis de combats, dans une surenchère qui lui permet, in fine, de détruire une planète en claquant des doigts ou de marquer un but en tirant de l’autre bout du terrain avec les yeux bandés et un vent force 7 en sens contraire. Fullmetal Alchemist était différent. Avec un drame qui remue les tripes (ha ha, bis) et une quête très personnelle en fer de lance, les deux héros se sont lancés hors des sentiers battus, sur un parcours moins manichéen, le long d’arcs narratif qui se sont révélés complémentaires plutôt que dans l’escalade des pouvoirs, car réfléchit en amont et faisant partie d’un tout. Sur le moment nous avions une réflexion qui « expliquait » ça, de manière assez vague j’en conviens mais finalement révélatrice : « un shônen réalisé par une femme, ça nous change, et c’est pas plus mal. » Que ce soit dans ce scénario, dans la sensibilité de vos personnages ou dans les gags récurrents dont vous nous avez fait profité, vous avez permis à Fullmetal Alchemist de poser l’une des premières pierres d’une nouvelle génération de shônen.Baignant dans les mêmes eaux même si elles n’ont pas été nourries au même grain, beaucoup d’autres femmes ont suivi cette tendance de fond et elles proposent désormais leurs histoires, leurs personnages et leurs univers tout en se baladant dans le monde très codifié du manga shônen. Le public français, tout comme votre serviteur, a donc été séduit. Mais nous savons bien que la popularité est toujours PLUS difficile à conserver qu’à faire naître et Hero Tales, dessiné par vos mains mais écrit pas un autre, a suscité sans doute plus d’attente qu’il ne pouvait en combler. Nous avons commencé à vous oublier un peu, chère Hiromu Arakawa, ou plutôt devrais-je dire Madame Fullmetal Alchemist, puisque c’est ainsi que, à l’époque, nous vous résumions. Autant vous dire que vos origines d’Hokkaidô, ça nous passait un peu à mille lieux au-dessus de la tête…
Ainsi, ne m’en veuillez pas de raconter un peu de votre vie, car les gens doivent savoir qu’avant de devenir mangaka vous avez été une agricultrice, et pas qu’un peu. Née en 1973 dans cette fameuse île tout au nord du Japon, vous avez vécu votre enfance, votre adolescence puis 7 années de dur labeur au sein de la laiterie familiale, avant de vous envoler en 1999 vers la capitale pour tenter l’aventure de mangaka. Comme vous l’expliquez dans Nobles Paysans, la transition n’a pas été facile mais, sachez-le, la France connait beaucoup d’anecdotes similaires : des denrées alimentaires quasi-gratuites dans les champs deviennent hors de prix dans le villes et l’étiquette de bouseux /pecnos collés à vos proches d’Hokkaidô est un statut que nos citadins aiment bien distribuer généreusement même si certains ne discernent pas une chèvre d’un mouton ou une courgette d’une aubergine. Ne vous méprenez pas, chère mangaka laitière, je ne suis pas un agriculteur. Ni de près, ni de loin. Mais j’en suis entouré et j’adore ce coté warrior indestructible que vous leur donnez sans pour autant en faire, d’eux comme de leur vie, un sacro-saint modèle.Votre retour à Hokkaidô s’est donc fait, finalement, dans les planches de Nobles Paysans puis de Silver Spoon, une décennie après votre départ de l’exploitation familiale. Mais le public français a vu le succès colossal de Silver Spoon au Japon puis son arrivée prochaine dans son hexagone d’un oeil circonspect. Nobles Paysans, nous n’en parlions même pas d’ailleurs. Le succès de Silver Spoon dans l’archipel était, pour nous, conjoncturel : arrivée en 2011 après le tsunami et Fukushima, cette thématique de l’agriculture avait une portée évidente et un message on ne peut plus fédérateur dans cette époque de doute. « Le retour à la terre » comme on le dit chez nous, mais bien souvent dans un élan écologique très fantasmé, par des citadins un brin bohèmes qui voient dans l’agriculture un rêve confortable aux couleurs hippies. Vous, pas du tout. Et pourtant Nobles Paysans et Silver Spoon sont des réussites incontestables sur le plan du divertissement et dans le message qu’ils font passer. J’en viens, justement et pour finir, à mon coup de cœur d’hier soir.
Arakawa, une mangaka vachement douée…(ha ha, ter)
Comme je le disais plus haut, le potentiel de Silver Spoon en France nous laissait un peu dubitatif. D’ailleurs les chiffres de vente de 2013 ont démontré un démarrage correct mais réservé pour le territoire agricole que nous sommes, et ce malgré les excellentes idées de l’équipe éditoriale de Kurokawa (Salon de l’Agriculture, Ministère de l’Agriculture, etc.). En fait, journalistes comme lecteurs, nous nous sommes tous demandés où vous alliez dans les deux premiers volumes, comment vous alliez réussir à faire décoller ce récit d’une apparente banalité, où le jeune Hugo décide d’aller dans un lycée agricole pour sa réputée facilité, mais aussi par peur de l’échec et du jugement de ses proches. Évidemment, il découvre que la facilité ne sera pas DU TOUT au rendez-vous, mais il va y gagner énormément au change. Alors que cette histoire avait des airs de témoignages sur l’apprentissage de l’agriculture au Japon, le 3e volume et les suivants ont apporté un peu de lumière sur vos réelles ambitions : ce sont les histoires humaines passionnantes et touchantes, derrière tout ça, qui vous intéressent.
Le but de Silver Spoon n’est pas de nous vanter les mérites de se lever avec le soleil pour aller discuter avec ses bons petits légumes et savoir s’ils n’ont pas fait de mauvais rêves. Mais plutôt de raconter comment cette vie met des adolescents faces à des choix et surtout face à des obligations familiales, pour tenter de nous faire comprendre que les difficultés physiques de la vie agricole ne sont pas forcément un problème quand on y baigne depuis l’enfance, 10 à 12 heures par jour qu’il vente ou qu’il neige. De notre oeil extérieur cela semble créer des surhommes d’ailleurs, comme votre papa, un monsieur Arakawa que l’on croirait devenu extraterrestre tellement sa résistance à la douleur et à l’effort s’évalue sur une échelle différente de la notre. Ce n’est donc pas un problème et il vaut mieux en rire d’ailleurs, via Nobles Paysans qui nous raconte le décalage de perception hilarant entre la vie et les habitants de l’Hokkaidô et celui du reste du Japon. Ça et les aventures dans le monde hostile de la nature sauvage !
Mais dans Silver Spoon, disais-je, le message n’est pas là. A travers plusieurs aventures humaines, on commence à comprendre qu’ils ont beau se comporter comme des bourrins, ils sont aussi capables de vous dire qu’un bébé cochon c’est mignon ou qu’une vache c’est affectueux mais que le bacon c’est super bon et qu’un steak saignant c’est le paradis. Ce ne sont pas des monstres, mais les détenteurs d’un pragmatisme nécessaire à notre alimentation. « J’aime mes bêtes et je les tue par parquet de douze chaque semaine« , voilà une contradiction qui est parfaitement retranscrite et qui suscite un profond respect pour les personnages de Silver Spoon. Mais ça va encore plus loin que ça. Entre tranche de vie et tranche de bacon, une autre couche inattendue vient se glisser pour poser une double question : qu’est-ce que ça coute humainement de faire le choix de cette vie au moment de l’adolescence, et est-ce qu’on peut, d’ailleurs, ne pas la choisir ?En envoyant Hugo à l’école Ohezo, on se doutait que vous vouliez qu’il se débarrasse de ses clichés sur le monde agricole, qu’il en comprenne la complexité aussi bien technique, financière, physique que humaine. On pouvait aussi s’attendre à ce qu’il doive, tôt ou tard, se confronter à sa famille élitiste qui ne jure que par des carrières nobles et élevées sur un niveau social… On s’en doutait mais on n’avait pas forcément vu venir la flippante figure paternelle cela dit. On avait aussi imaginer que les adolescents d’Hokkaido auraient parfois d’autres rêves que d’élever veaux, vaches, cochons… Mais l’authenticité de ces dilemmes et la sincérité avec laquelle vous les racontez leur donnent toute leur saveur : la révolte impossible des adolescents qui ne pourront jamais quitter l’agriculture sans avoir l’impression de trahir sa famille et de se trahir soit-même les rend touchant et pousse forcément à la réflexion. Quoi de mieux qu’un tour en Hokkaidô pour comprendre ce que c’est que de s’assoir sur ses propres rêves quand on à 17 ou 18 ans.
Vous racontez votre départ de la ferme pour votre vie de mangaka de manière très détachée, sans déchirement, mais l’affection évidente que vous portez à ces adolescents si attachants, vos coups de gueules bourrés d’humour qui dénoncent l’absurdité des clichés autant que les habitudes barbares de vos compatriotes en disent long… Tout ça montre que vous êtes diablement attachée à la vie d’Hokkaidô mais que vous avez eu la grande intelligence de ne pas vous laisser submerger par les messages que vous avez voulu transmettre, de ne jamais tomber dans le militantisme primaire et agressif ou le pathos dégoulinant d’une tragédie téléphonée. Sous vos airs de vache souriante et un gros bin loufoque, vous savez où vous allez, dans vos histoires comme dans votre carrière j’ai l’impression. Donc voilà, je me dis que vous êtes une vache très maligne madame Arakawa, et je voulais vous dire que j’aime beaucoup c’que vous faites…