En train, la persistance matérielle ou mémorielle des images n’est pas première. Tout passe. Les photographies de Plossu ne sont d’ailleurs visibles qu’après le texte de Jean-Christophe Bailly, alors qu’elles furent prises avant. Ce qui arrive d’abord, à la vue du passager et pour le lecteur du livre, serait la disparition des images, leur impossible stabilisation.
Les images sont « à peine commencées disparues ». Ce vers revient plusieurs fois. Le mouvement du train emporte à la fois la « vieille et résistante couche de choses » et la vue. Rien ne fait « masse ». Emportée par le présent, ouverte, la forme du monde se perd. Restent les panneaux écrits en langue italienne et non plus en français qui, par contraste, témoignent du passage d’un pays à un autre. En dehors de ça, le passager ne peut en voir qu’une couleur (« quelque chose de rouillé »), être saisi par une impression (« un corps de paysage / innocent couvert de cicatrices »), par des lieux pris, eux aussi, dans le mouvement du temps (« ruines des la guerre industrielle », « terrains vagues », « chantier »…). Être en train, ce serait être en plein dans le conflit qui oppose le temps et la vue. C’est être littéralement « en train de voir », dans le présent : « car la magie du train, la mélancolie native du train, / c’est de donner du présent une image exacte : / fuyante et parallèle à la flèche du temps ».
D’abord donc, dans le texte de Jean-Christophe Bailly, il n’y aurait qu’une chute des images, et même des supports d’image pas encore développées. Des objets concrets les matérialisent : « copeaux », « rushes » aveugles qui s’éparpillent sur le sol, au hasard.
Deux mouvements pourtant dans le texte : le mouvement avant du train, cette « ouverture éclair », et un mouvement, réversible et en « spirale », celui des images. Le temps intime, matérialisé par les photographies de Plossu, double le temps linéaire. Par ses photographies, une expérience commune a lieu, celle d’« un photographe, en nous », qui regarde, saisit en passant, oublie et retrouve par hasard un détail, une image.
Le texte de Jean-Christophe Bailly articule son mouvement autour de cette latence. Après une méditation sur la fuite des images, leur remontée. La liste devient la manière d’écrire principale. Elle mêle des détails, ces « débuts de roman », qui s’appuient sur les photographies de Plossu et d’autres, plus personnels à l’auteur peut-être, qu’on n’y retrouve pas. Cet entrelacement donne, une fois face à elles, l’impression étrange de retrouver, mais jamais totalement, les images. Demeure une « tresse entre l’aperçu et le retenu / entre ce qui passe et ce qui demeure », un mystère de reconnaissance et d’oubli mêlés.
C’est que ces photographies perdraient presque ce qu’elles montrent : le flou de bougé, les lignes vives et brisées des bâtiments, les reflets et les zones noires, le cadrage en mouvement et parfois l’empilement des cadres renforcent concrètement la sensation de dilution des choses par le mouvement. On serait « à la limite flexible de l’oubli ». Mais surtout, elles sont marquées par des lignes de force. On pense aux peintres du futurisme italien, dont les images seraient rejouées, en noir et blanc, avec mélancolie : les usines sont désaffectées, les paysages vides ou peuplés de solitudes. Une image, « sursaut de conscience », saisie instinctive face aux choses, en déplace toujours une autre présente à la mémoire, sortie du « puits intérieur ».
Ce serait finalement une question de rythme, de heurt, plus que de déroulement. Jean-Christophe Bailly précise qu’en train, « le rythme est sans cadence / et très irrégulier ». De même la phrase. Cette seule phrase tout au long du texte incarne à la fois la fluidité et le heurt de la vue. Elle inclut le blanc – l’oubli – entre les strophes, qui ralentit le déroulement de la phrase sans le rompre, comme un bref lâcher-prise de la conscience. On ressent, au sein du vers, une tension entre plusieurs mouvements ou lecture possibles d’un segment. De légères dissonances rythment plus que brisent le déroulement purement linéaire du temps et de la phrase, comme provoquées par l’étonnement.
C’est aussi la variation du rythme, des dates et des lieux des photographies, qui frappe lorsque l’on voit les images de Bernard Plossu : une image sur la page droite, parfois six sur deux pages, au format vertical, d’autres au format horizontal voire panoramique, ou une planche-contact pour mieux laisser voir la reprise permanente et discontinue de la vue. L’ensemble du livre irait contre le « défilé », la « cadence » régulière, pour laisser place au « battement » de la vue, « battement » intérieur qui s’appuie sur la « mélodie » du trajet. La musique et l’improvisation sont convoquées dès le titre : Col treno, comme Coltrane.
[Antoine Bertot]
Jean-Christophe Bailly, Bernard Plossu, Col treno, Argol editions, 2014, 19€.