Je marche la tête hauteDans la rue, ce soir-là, il n'y avait pas grand monde. Le quartier s'était vidé de la plupart de ses habitants partis en estivalisation vers d'autres cieux. Comme mille moineaux ils s'étaient envolés. C'était le mois de juillet, et il le prenait mal... Il savait que la fin serait moche et qu'elle était proche, il le voyait à la façon dont les jours perdaient chaque matin quelques grains de lumière, il le voyait au rivage de la plage qui de plus en plus tournait la page, il le voyait aussi à la qualité du silence qui régnait sur les esprits et le long de tous les trottoirs abandonnés.
Il y avait comme un crépuscule dans l'air.
D'une certaine façon, il avait hâte qu'on en finisse, il avait hâte de voir l'automne arriver, de retrouver ses brumes chéries et sa douce grisaille, de replonger dans la vraie nuit, de se recroqueviller dans sa ville. Il avait hâte de retourner en octobre...
Octobre : quand le moindre rayon de soleil redevient pépite d'or trouvée dans la rivière; quand les arbres frissonnants ne demandent que d'être entendus; quand un café chaud surgit comme la meilleure bonne nouvelle du matin.
En attendant, il fallait bien vivre avec son temps...
Il se décida pour le Tonic, un caboulot à l'ancienne qui avait un cadre inchangé depuis des lustres et qui tenait bon contre l'invasion boboïsante. Un résistant, un brave.Il prit place à une table à côté de la grande fenêtre qui était grande ouverte, c'était l'été, et il faisait très chaud, même à cette heure avancée du soir, et la fenêtre était donc bouche-baie.Il réfléchit à la conduite de sa vie. Il réfléchit à son permis de conduire qui venait de pousser son dernier souffle. Pourquoi en était-il arrivé à ce degré de lassitude et de non-désir. Pourquoi ne voyait-il absolument aucun sens dans tout ce qu'il entreprenait. Pourquoi n'avait-il même pas envie de mettre des points d'interrogation à la fin de ses phrases. Il se rappela sa jeunesse enfouie, son audace enfuie, ses tirades bêtes, sa folle énergie, son insoutenable légèreté et ses sommeils profonds. Il avait idéalisé son être, rêvé son héroïsme, mis en scène ses échappées. Tout cela parce qu'il pensait être libre, parce qu'il était imbu de son immunité parlementeuse, parce qu'il pouvait courir cinq kilomètres par pur plaisir gratuit.
- Ce sera quoi, monsieur ?
La voix incroyablement douce et chaloupée le tira de sa rêverie.Il leva les yeux et refusa de les croire pendant plusieurs instants. Une seule phrase tournait en boucle dans sa tête. Qu'elle est belle. Mais très vite le gouvernement central envoya ses troupes d'élite pour réprimer la manifestation. Il dut se résigner et éteignit son poste. - Un café, s'il vous plaît. Sans lait, avec sucre.La belle lui dit merci, l'air nonchalant, pas même une seconde de plus, elle retourna au bar. Une pétroleuse. Une femme est une femme. Une femme comme dans la vraie vie. Une femme fatale. Irréelle et troublante.Sans problème, je n'exige rien de vous, je n'ai aucune prétention, je ne connais même pas mon poids sur terre. Je voudrais vous chevalier-servir, mais vous existez très bien sans moi. L'anéantissement de tous mes efforts est une question qui ne se pose même pas.
Il cherchait dans sa tête les phrases nécessaires. De celles qu'on peut acheter, prêtes à l'emploi, dans les supermarchés de la poésie pour tous. Vous avez les yeux revolver, on peut jouer au poker? Avec vous, même ce monde immonde est mangeable à la sauce andalouse. La tournure le fit sourire. Sourira bien qui sourira le dernier.A la table à côté, un groupe de jeunes rebelles aux mèches longues regardaient couler la bière. Ils parlaient de choses et d'autres, et semblaient très heureux de leur présent inutile. Cette constatation déclencha en lui une longue dissertation de plusieurs pages sur les vertus de l'oubli. Qu'il remit à l'inspecteur quelques minutes plus tard, dûment pliée en quatre. Et dont il reconnaissait par avance à la fois l'honnêteté intellectuelle et la parfaite inutilité.Ah oui, il se résolut à marcher la tête haute dans les rues dès le lendemain. Plus jamais la tête inclinée et soumise face à son téléphone portable.