Pour Jaurès, la servitude de la presse est avant tout le résultat du développement d’un véritable régime politico-financier en France. En effet, le fondateur de l’Humanité n’a de cesse que de dénoncer "la confusion croissante de la politique, de la finance et de la presse" (3) qui livre cette dernière "à la corruption gouvernementale et à la vaste puissance des établissements de crédit"(4).
C’est notamment lors du débat sur les lois scélérates (1894) que le tribun du Tarn va exprimer avec virulence sa pensée sur ce sujet. Pour lui, la cause même de l’anarchie est avant tout le résultat de "ce régime d’avilissement universel"(5) qui est "l’empoisonnement même de toutes les sources de l’information publique". Face à une presse transformée en "organe des hommes d’argent"(6), en "instrument payé des émissions menteuses"(7), Jaurès craint qu’à l’avenir un journal pleinement indépendant devienne "un des grands luxes de la pensée humaine"(8).
Cette corruption de la presse, le socialiste va la rencontrer et la dénoncer à de nombreuses reprises. En 1896 par exemple, alors que dans l’Empire Ottoman, des milliers d’arméniens sont massacrés, il monte à la tribune de la Chambre des députés et dénonce le traitement de cette information dans les journaux. "Silence dans la presse, dont une partie, je le sais, directement ou indirectement, a été payée pour se taire, silence dans nos grands journaux, dont les principaux commanditaires sont les bénéficiaires de larges entreprises ottomanes"(9).
En 1907 encore, alors que le projet d’impôt sur le revenu est en débat, la quasi-totalité de la presse française fait campagne contre. Dans un article publié dans l’Humanité, Jaurès s’en offusque. "Presque toute la presse donne à fond contre le projet d’impôt sur le revenu. (…) Si donc les capitalistes, les grands rentiers, les grands possédants, les dirigeants de ces établissements de crédit dont la puissance financière est si vaste (…) déchainent sur le projet la tempête de presse qui va grossissant et qui s’enfle de concours inattendus, c’est que tous les privilégiés sont résolus à une politique de résistance à outrance"(10).
A l’époque, comme aujourd’hui, une partie de la presse exploite par ailleurs de façon éhontée les faits divers et sombre dans le sensationnel afin de vendre toujours plus. C’est notamment le cas en 1912, où les agissements de la "bande à Bonnot", qui multiplie les braquages de banques, font la une de l’actualité. A cette occasion, la presse entretien la panique et alimente le discours sécuritaire des forces réactionnaires.
De son coté, Jaurès ne peut que s’insurger face à un tel traitement médiatique. "Je ne sais rien de plus ignominieux que l’exploitation journalistique et politique qui a été faite des crimes des bandits (…). Mais quelle abjection dans cette propagande de la peur ! Toute la presse a donné dans cette campagne de délire et de bassesse. Elle a donné aux bandits, dans des millions de cerveaux, des proportions formidables (…). Si le pays avait été envahi, (…) les journaux n’auraient pas donné plus de détails sensationnels, plus de commentaires passionnés"(11).
Le combat de Jaurès pour l’indépendance de l’Humanité
C’est dans ce contexte, que Jaurès fonde l’Humanité en 1904. A travers ce journal, il s’engage "à doter la classe ouvrière d’un organe sincère et probe, capable d’opposer à la presse capitaliste (…) la vérité du socialisme"(12). Cependant, après des débuts prometteurs, celui-ci est rapidement touché par des difficultés financières. Face à un tel état des choses, le socialiste va lancer une campagne d’ampleur afin de sauver son journal tout en garantissant son indépendance.
A plusieurs reprises, il reçoit des propositions qui lui permettraient de combler le déficit du journal. Cependant, il refuse toute condition ne garantissant pas son indépendance. En effet, le directeur de La Lanterne, quotidien républicain, propose par exemple un don de 200 000 francs à condition que l’Humanité cesse toute campagne contre les emprunts russes. Il se heurte alors à une fin de non-recevoir.
Jaurès compte avant tout sur ses lecteurs pour sauver l’Humanité. Le 13 octobre 1906, il organise à Paris une grande réunion publique de soutien au journal. Plus de 6000 personnes répondent à l’appel. La solidarité s’organise alors pour sauver le quotidien. Des dons arrivent de toute la France mais aussi de l’étranger (notamment d’Allemagne). En parallèle, plusieurs conscriptions sont lancées et des collectes sont organisées. Afin d’agir en toute transparence, Jaurès décide de publier les noms des souscripteurs.
De cette mobilisation nait la Société nouvelle du journal l’Humanité. En un an, les ventes sont multipliées par deux (de 40 000 à 88 000 exemplaires). A plusieurs reprises, Jaurès encouragera par la suite ses lecteurs à s’abonner afin de renforcer les finances du journal et d’ainsi garantir son indépendance. "Encore une fois, il suffit que nos lecteurs de province (…) deviennent des abonnés au lieu de rester des acheteurs au numéro, pour que notre journal, leur journal, ait une base aussi solide que le roc et aussi limpide que le cristal"(13).
Malgré la précarité des finances de l’Humanité, le pari de Jaurès est une réussite. Grâce à ses lecteurs et à la solidarité de toutes les forces du socialisme, le quotidien est parvenu à survire sans se livrer à la finance. Une telle alternative avait de toute façon toujours été rejetée par le tarnais. "Il vaut mieux que nous disparaissions si la vie est à ce prix, et que nous préparions la liquidation du journal dans des conditions honorables pour lui et pour nous"(14).
(1) Notre but, éditorial du premier numéro de l’Humanité, 18 avril 1904.
(2) Notre but, éditorial du premier numéro de l’Humanité, 18 avril 1904.
(3) Discours à la Chambre des députés, juillet 1894.
(4) Plaidoirie lors du procès de Gérault-Richard, novembre 1894.
(5) Discours à la Chambre des députés, juillet 1894.
(6) Plaidoirie lors du procès de Gérault-Richard, novembre 1894.
(7) Discours à la Chambre des députés, juillet 1894.
(8) L’Humanité, novembre 1913.
(9) Discours à la Chambre des députés, novembre 1896.
(10) L’Humanité, février 1907.
(11) L’Humanité, octobre 1912.
(12) Extrait de l’ordre du jour adopté le 13 octobre 1906 lors du meeting au manège Saint-Paul (Paris).
(13) L’Humanité, novembre 1913.
(14) L’Humanité, octobre 1906.