" Que savez-vous de votre douleur en moi ? (Bartleby - Hermann Melville)
- Tout, justement. C'est-à-dire : rien… puisqu’il n’y a rien."
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Pas un geste, pas un regard, pas une parole
Ici, en France, d’aucuns s’activent et comptent frénétiquement ceux qui sont tombés au champ d’honneur d’un massacre de population civile gazaouie : une quarantaine de soldats.
Un par un, ils les nomment - nom, prénom et visage -, ils les commentent, ils les célèbrent : « Tsahal, quand même ! C’est pas rien cette armée ! C’est bien la meilleure ! ».
A quand une manifestation de soutien à cette armée israélienne, ici à Paris ? Ils l’évoquent le plus sérieusement du monde.
Une quarantaine donc.
En face s’élève (ou bien plutôt : sombre) leur trophée, fruit d’un dur labeur de trois semaines : un millier d’hommes, de femmes et d’enfants de tous les âges passés par pertes et profits.
Non, ils n’auront pas un mot, pas un doute…
Ils se prénomment Anton, David ou bien Alain… Chicheportiche ou Cohen, nés en France, leur histoire familiale a pour région le Maghreb ; ils ont entre 20 et 35 ans, et sachez qu’ils n’auront pas un regard, pas un geste, pas une parole pour quiconque ressemblera de près ou de loin à ce que l’on nomme : un Palestinien. Ne vous faites aucune illusion : ils ne lèveront pas un petit doigt, ils n’auront pas une pensée. Indifférence totale.
« Si seulement vous les connaissiez, vous sauriez que c’’est pas des gens comme nous !»
Et nous de rajouter : « Surtout depuis que vous leur avez tout pris ! » Mais on s’en gardera bien : on sait déjà que le dialogue est impossible car, jamais ils ne regarderont l’histoire ( pour peu qu'ils la connaissent) de ces 50 dernières années en face : qui fait quoi, à qui, où, comment, pourquoi et pour le compte de qui.
Précision qui s'impose : ce « Nous » c’est eux qui croient avoir tout compris des gens qui se seraient pas comme eux, et nous qui ne sommes ni Arabes, niMusulmans ni Palestiniens ni Maghrébins.
Michel, né de mère juive (Algérie) et de père européen non juif, représentant syndical à la CGT. Un membre de son syndicat s’adresse à lui :
« Tu as entendu parler de la manif de mercredi ? La CGT y sera, et toi ? »
- Sûrement pas. »
En deux mots, on tranche. Pas un mot de plus avant de s’esquiver, lui Michel qui a pourtant la réputation de savoir faire face quand il siège au comité d’une entreprise de 4500 salariés.
Là encore : pas un mot, aucun doute.
A côté ou en face, on trouvera Karim, Driss et d’autres issus de ce qu’on appelle la culture arabo-musulmane : même âge, même géographie d’origine.
C’est le silence… à l’intérieur on bouillonne mais on fait silence, chacun fixant son écran d’ordinateur ; et ce silence ne tient qu’à un fil ; une seule solution alors : ne rien évoquer, faire comme si rien ne se passait… comme si ça n’existait pas car, dans le cas contraire… ce sera l’explosion ; et les Karim et autres Driss en sortiront humiliés pour ne rien dire du danger professionnel que représenterait la manifestation de leur écoeurement et de leur colère sur leur lieu de travail, là où ils côtoient… l’autre camp ? Celui d’en face ?
A propos de cette indifférence, difficile de ne pas penser à une sorte de fanatisme tranquille, pépère, sûr de son droit. Non… au-dessus du droit ! là où rien ne peut vous atteindre : ni la morale, ni l’empathie... disons… la compassion du "vainqueur haut la main" et sans conteste à l'endroit de ceux qu’il a trucidés… même si plus on est fort, plus on peut se permettre quelques faiblesses…
Non, rien, de rien dans rien.
Et cette indifférence-là, ce fanatisme pépère qui jamais n’a besoin de hausser le ton, on pourra toujours le regarder, l'observer et le commenter sous toutes les coutures... nul doute : ça se cultive, ça se prépare, ça s’apprend cette indifférence-là car personne ne naît indifférent au malheur des autres et à l'injustice qui les frappent, à l'exception de quelques sociopathes qui n’ont pas connu la chaleur d’un foyer, la caresse d’une mère, le regard sévère d’un père avant son pardon…
Mûrs et fins prêts pour une indifférence terrifiante ils sont !
De petits monstres froids, très sympathiques au demeurant, tolérants à condition de partager avec eux leur haine de ceux qui jugent Israël ?
La question est posée. Une réponse de Yeshayahou Leibowitz, chimiste, philosophe et écrivain israélien, considéré comme l'un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne, surgira d'outre tombe : ce Monsieur avait sans l’ombre d’une hésitation compris que dans chaque culture, dans chaque Peuple, dans chaque civilisation, sommeille un nazi (ICI) ou plus "conceptuellement parlant" : une indifférence non pas violente et chaude, mais paisible et froide à l’injustice, au droit, à la morale et pour finir… au crime de masse comme s’il ne pouvait en être autrement : Es muss ein : « Cela doit-il être ? Cela est ! »; ou bien encore : « Le faut-il ? Il le faut !»
Alors, sérieusement, y a-t-il encore du monde pour s’interroger le plus honnêtement du monde à propos de la rafle du Vél d’Hiv ? Comment cela a-t-il été possible ?
Mais la réponse, aujourd’hui, vous l’avez ,là, sous vos yeux, partout, dans les lieux publics ! Il suffit de tendre l’oreille. Dans les entreprises aussi, dans les ricanements de milliers d’internautes derrière leur écran d’ordinateur ; et puis aussi, et puis surtout : dans les médias… là où aucun journaliste ou éditorialiste est capable de dire « Assez !» sans renvoyer perfidement et lâchement dos à dos Netanyahou et le Hamas pour ne pas avoir à dénoncer la politique d’un Etat avec complicité active et passive de l’Europe : le sacrifice du Peuple palestinien.
Alors, encore une fois, et sérieusement, y a-t-il encore du monde pour s’interroger à propos de la rafle du Vél d’Hiv sans être un tartuffe ou un imbécile ? Comment cela a-t-il été possible ?
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Rares sont les Peuples qui sont capables de se hisser à la hauteur de leur martyr, et plus encore quand on sait que ce martyr devrait pousser la victime, dans un élan irrépressible, à la sainteté... quasiment ; car Simone Weil (la philosophe) nous a rappelé dans les années 30 que les pires atrocités et injustices rapprochent de la grâce et oblige la victime plus que son bourreau.
Pour sûr, à la hauteur de son martyr, un Peuple l’aura été, et ce alors que son calvaire perdure sans espoir d’en connaître un jour la fin sinon dans la résignation mais au prix de son humanité car en face, l’intention est bien d’en faire un Peuple d’esclaves à défaut de pouvoir le faire disparaître comme par enchantement (d'autres temps, d'autres moeurs politiques ! Heureusement pour les Palestiniens !)
Un Peuple martyr donc…car, le premier d’entre eux - du moins, nous l’assène-t-on partout depuis trente ans -, de son petit peuple de la rue à ses porte-parole (nommés "élites") qui auront conduit une immense majorité d'entre eux là où ils se trouvent aujourd'hui - à savoir : à la déshumanisation tranquille et sereine de plusieurs millions d'êtres humains qui n'ont qu'un droit et qu'un devoir : aller voir ailleurs si ça se fait d'être palestiniens en Palestine -, est bel et bien en passe d’occuper la dernière des dernières places… libre jusqu’à l’impunité, libre mais sans excuse.
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