Philippe Ridet : l’Italie, Rome… et lui
J’ai lu le livre de Philippe Ridet, L’Italie, Rome et moi dans un avion qui m’emmenait vers Milan. Non par goût de la contradiction (il y aurait beaucoup à dire à ce sujet) mais parce que je l’avais commencé la veille et que j’avais hâte de le terminer.
Philippe Ridet est bien élevé. On ne peut pas commencer par dire « moi », ce ne serait pas poli, alors on commence par le nom du pays. Pourtant, ce n’est pas tellement de l’Italie qu’il est question dans ce livre de commande qui se lit comme une suite de chroniques, mais plutôt de la relation chaotique, tantôt heureuse, tantôt contrariée, entre l’auteur et un pays de fantasme où il obtient d’être muté en 2008 à l’issue d’une négociation réussie avec la rédaction du Monde : d’accord, je veux bien suivre Nicolas Sarkozy pendant toute la campagne présidentielle, mais après, vous m’envoyez à Rome en tant que correspondant permanent. J’en ai rêvé toute ma vie, j’y ai bien droit. Correspondant du Monde : le poste consiste, après avoir décortiqué chaque matin la presse nationale, à proposer un papier – refusé la plupart du temps sous prétexte que, comparé à des pays « sérieux » comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, l’Italie fait un peu figure de second couteau – un vieux pays « déclassé », écrit Ridet, conscient de l’être, et sur lequel, par ailleurs, chacun projette ses propres ambitions, ses propres manques. De là vient le drame des Italiens : il leur est interdit de dévier de l’image que l’on a d’eux. Le soleil, l’huile d’olive, la mandoline. Un bonheur simple, une chanson populaire… » Les clichés ont la vie dure. Les Italiens sont des Français de bonne humeur », écrivait Cocteau. Pourquoi n’auraient-ils pas le droit d’être mélancoliques et pessimistes aussi ? Ils auraient par ailleurs de bonnes raisons… Avec distance, l’apprenti-Italien qu’est Ridet découvre dans le même temps leur tendance à l’auto-flagellation (autolesionismo) et leur orgueil dès lors qu’un étranger se mêle de la relayer. Il est vrai que les Français aiment regarder de haut, avec cette pointe de paternalisme, de tendresse condescendante difficilement supportable, ces Italiens qu’ils rêveraient d’imiter. Il est vrai aussi que les Italiens, comme l’écrit l’auteur, sont affligés du « complexe de Calimero » : bien qu’ils détestent être plaints, ils ont vite l’impression qu’on devrait les plaindre… Un livre reste à écrire sur l’impossible solidarité de nos deux tempéraments.
À lire L’Italie, Rome et moi, on peut parfois douter que Philippe Ridet soit parvenu à s’acculturer. Son étonnement, réel ou forcé, l’empêche bien souvent de raconter ; il disserte. De désillusion en désappointement, il redevient Français. « Il y a toujours trois phases pour les Français qui s’installent ici, me dit un ami. La fascination, la colère et la pacification. » Ne pourrait-on pas en dire autant de la plupart des expatriés ? Il accorde une place extravagante à Berlusconi, cet « archi-Italien » indestructible dont il sait, au fond, qu’il représente peu. Car si les Italiens « ont porté trois fois au pouvoir Berlusconi, ce n’est pas tant parce qu’ils en attendaient quelque chose que parce qu’ils soupçonnaient qu’il leur foutrait la paix. Allergiques au pouvoir central, à l’Etat porteur de mauvaises nouvelles et de nouveaux impôts, ils préfèrent encore sa caricature à son efficacité. […] Les Italiens sont des anarchistes qui votent. » Reste la partie la plus savoureuse du livre, celle des « plaisirs minuscules » et plus généralement de ce qui échappe d’abord à la compréhension : le festival de la chanson de San Remo, les titres honorifiques dispensés à tort et à travers, les premiers bains de mer, la vignarola, le cambio di stagione, les pâtes, etc., etc. Du folklore, vous croyez ? Une promesse anticipée de nostalgie.
Le blog de Philippe Ridet, « Campagne d’Italie », est disponible à cette adresse : http://italie.blog.lemonde.fr.
Extraits de L’Italie, Rome et moi, par Philippe Ridet, Paris, Flammarion, 2013 :
Le festival de la chanson de San Remo
« Chaque année je me fais un devoir de passer quelques soirées de février devant la première chaîne de la RAI qui retransmet ce concours et bat régulièrement des records d’audience. Pour les Italiens, San Remo est un rituel collectif autant qu’une sorte de championnat du monde de la chanson, un art mineur dans lequel ils aiment à se croire sans rivaux, feignant d’oublier qu’ils sont les seuls à y participer. Tout le monde, sans distinction de classe, de sexe, de niveau culturel, a regardé, regarde ou regardera San Remo. »
Les pâtes
Le premier mérite des pâtes est de bien nourrir – et à peu de frais. Le second est de symboliser l’abondance et par conséquent la générosité. En comptant un paquet de cinq cent grammes pour quatre personnes, deux paquets suffisent à assurer un dîner de huit couverts. Personne ne préparant les pâtes comme son voisin, la façon de les accommoder fournira alors le sujet du repas lui-même. Cuisiner en Italie est d’abord un art de la conversation et ensuite une leçon de géographie. D’autant qu’on ne laisse pas l’homme ou la femme officier seul aux fourneaux. On participe, on investit les lieux, on suggère, on goûte. Jamais d’ordres, mais des conseils parfois insistants. Un congrès d’ethnologues comparant les mérites respectifs de leurs tribus amazoniennes ne susciterait pas moins d’échanges et de disputes : « Dans les Pouilles, ma mère les fait comme ça » – « Chez moi à Avellino, on ajoute ceci ou cela… »
La vignarola
C’est l’un des plats romains les plus poétiques et éphémères que je connaisse. La vignarola est une soupe de légumes au lard qui naît de la rencontre printanière entre les derniers artichauts, les premières fèves et les premiers petits pois. C’est un peu comme si la comète de Halley passait chaque année. Et chaque année je vais au restaurant La Campana (un peu cher mais recommandé) pour en déguster une. On peut en trouver hors saison, mais la meilleure période, c’est mars-avril. Avant, les fèves seront à coup sûr surgelées ; après, les artichauts sont trop durs et pleins de foin. À Rome, la première vignarola est comme le premier bain de mer : un rite purificateur et païen, la certitude que les choses, une fois encore, recommencent, renaissent. C’est la victoire de l’immuable. La preuve irréfutable que l’Italie survit à ses scandales, qu’elle vaut définitivement mieux que sa réputation. Qu’elle s’en sortira. »