Nous sommes perdus.
Errant dans une terrifiante forêt de symboles, nous sommes perdus et nous cherchons à être orientés. Nous n’y arrivons pas par nous-mêmes. Nous avons besoin d’aide. (Pop Yoga, p. 405)
Pop Yoga est le titre intrigant d’un recueil de textes de Pacôme Thiellement paru aux éditions Sonatine à la fin de l’année 2013. En spéléologue subtil des influences occultes de notre culture moderne, l’auteur se livre, en pointillé et avec une belle humeur communicative, à une véritable révélation de l’historiosophie secrète de l’âme humaine.
Pop est pour populaire, et il n’est pas question ici uniquement de la musique, mais de toute cette sphère qualitative de créations, à la fois accessibles et subversives, comme le furent toujours les créations traditionnelles des peuples.
On le sait bien, les contes, les légendes, les chansons traditionnelles (mais aussi l’artisanat, l’architecture…) contiennent, sous le sens apparent, souvent plaisant, sous les émotions directes, souvent vives, voire crues, une multitude de significations symboliques concernant l’ordre du monde, mais aussi celui du monde spirituel.
Pop musique et pop culture auraient souterrainement repris le flambeau.
La pop culture est composée de produits sucrés, de choses faciles ou apparemment faciles. Travailler dessus pour en comprendre le sens vous fait vite passer pour un paranoïaque ou un mauvais plaisant. On ne s’étonne pas qu’un homme puisse passer une vie à relire Ulysse ou à étudier Heidegger, par exemple ; mais Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band ou un sketch des Monthy Python, si. À quel point ce trait de la personnalité humaine, représentatif de sa relation à la « culture » ou aux « cultures », est justifié, je n’en sais rien. À quel point Lennon et Mc Cartney sont nécessairement moins artistes ou moins philosophes que Heidegger ou Joyce, je n’en sais rien non plus. Je trouve bizarre de ne pas se poser autrement la question, c’est tout. (p.183)
De tout temps les authentiques spirituels auraient été les grands inspirateurs des classes populaires, se mêlant à elles, se cachant des autorités spirituelles et temporelles légalistes, influençant même secrètement ces dernières afin d’éviter qu’elles ne sombrent entièrement dans le mal, protégeant l’âme du peuple des prévarications des puissances. C'est là tout le sens essentiel de l'âme carnavalesque. L'inversion de l'ordre social qui, apparemment chaotique et déstabilisatrice, permet, en quelque sorte sa stabilisation par une purification cathartique qui, en définitive, évite le phénomène du bouc émissaire dans sa réalité meurtrière.
S’il y a une vérité du folklore, c’est celle d’une particularité aussi étrangère à la nationalité qu’à l’identité. Le folklore est gitan, toujours, même quand il est secondairement égyptien, juif, perse, celte ou indien. Le folklore renvoie à la tradition primordiale, portée dans leurs entrailles par les Petites Reines, vécue et transmise par les bateleurs errants dans les sentiers du monde manifesté. (p. 350)
La modernité mauvaise trouverait alors sa réalité ontologique dans la rupture diffusée à grande échelle, entre des élites (aujourd’hui essentiellement scientifiques, financières et technocratiques) totalement déspiritualisées et des peuples devenus foules consuméristes massifiées et (paradoxalement) atomisées. La « culture » de masse n’est plus la culture populaire, elle en est le « singe », l’inversion mauvaise, lénifiante et dissolvante.
La culture ainsi que l'analysait Nicolas Bakhtine (1) dans son essai Décomposition de la personne et vie intérieure est une création de l'homme en vue de sa sauvegarde, de sa protection contre les forces cosmiques de dissolutions. Mais, suggérait-il, la culture est un processus qui s'avère sclérosant et « auto-immune ». Il finit par peser du poids des générations précédentes, par « s'embourgeoiser » et par étouffer le principe de création. Auto-immune il se protège lui même contre toute remise en cause par l'homme de sa toute-puissance et resserre ses liens tel un boa-constrictor autour de sa proie de choix. C'est là, que la culture renoue avec les liens obscurs de ses origines strictement cultuelles. Nicolas Berdiaev, quoiqu'il pressentit ce phénomène de manière positive, eut raison d'insister sur ce fait que la culture plonge ses racines dans le culte des morts. Dans une totémisation idolâtrique des réalisations antérieures des anciens. Le carnavalesque, parodique remet les choses, paradoxalement, à leur place. Il s'agit de revivifier, quitte à bousculer, il s'agit de faire passer un souffle de vie et non à obérer une momification sclérosante. Le carnavalesque est l'espoir populaire de la Ressucitation prônée par Fiodorov. Non pas tuer la vie en vénérant des cadavres mais respecter la vie en rappelant à grand cris et plus haults rires les morts !
Le succès populaire modifie les manières de voir, de vivre et de penser, tandis qu’un succès commercial se contente de conforter une manière de vivre qui lui préexistait. (p. 56)
Le succès commercial est du côté des embaumeurs. Des prêtres thanatopracteurs !!
Mais, malgré la mélancolie profonde, malgré les pathologies nerveuses globalisées qui semblent, sous l’influence directe, de cette perte d’autant plus douloureuse que celle-ci est ignorée ou non identifiée, tout n’est pas toujours déjà perdu.
Yoga est pour la méthode. Méta-hodos, la « voie-haute ». Le Yoga n’est pas qu’une gymnastique néo-californienne, il est avant tout une voie d’éveil et celui-ci passe autant par l’esprit, par l’intelligence de ce que nous percevons que par le corps, le véhicule à travers lequel nous percevons et agissons. Et il s’agit, par la compréhension, précisément, d’agir et de ne pas laisser ce monde nous agir. La culture de masse de ce monde qui gît aux mains du démiurge mauvais c’est la mauvaiseMaya de la cosmologie hindoue. Le miro-miroir du spectacle intégré. Une illusion. Il faut, par une opération créatrice contrer le miroitement magique :
Qu’est-ce que la culture pop, des Beatles à Lost ? C’est la construction d’un miroir à la civilisation : un monde miroir où ce qui est absurde et insignifiant dans l’existence se transforme en non-sens consolateur, en non-sens bénéfique. Mais c’est aussi la tentative de faire émerger ce monde-miroir depuis notre monde, la tentative de transformer notre quotidien pour qu’il dégage à son tour cette qualité consolatrice et bénéfique. (p.221)
Ce que propose, à mots à peine couverts et avec un souriant à-propos, Pop Yoga et son auteur, c’est de nous ressaisir des outils exégétiques à notre disposition. Avec les outils des écrivains, musiciens, acteurs, réalisateurs et poètes mystiques les plus « en pointes » nous enfoncer à sa suite dans une spéléologie architectonique de nos âmes, de notre âme collective, de sa nature bicamérale, de ce qu’on lui fait subir à longueur de « diffusion » divertissante ou informative. Et le boyau est profond, quoique resserré, puisqu’il ne date pas d’hier. Oui, braves gens, les manuscrits de Qumran, les gnostiques antiques, la Kabbale, la mystique chiite, les évangiles apocryphes peuvent vous éclairer sur ce qu’au « fond » les Beatles, les Beach Boys, Philip K. Dick ou encore aujourd’hui David Lynch, Secret Chiefs Three ou Lost (le texte consacré à cette série avec ses nombreuses « occurrences de l’ange » tirera des larmes à qui a encore des yeux pour pleurer et des oreilles pour entendre…), cherchent à vous dire, bien mieux, sans aucun doute, que les philosophes appointés, les experts médiatico-compatibles et autres penseurs de tous poils… et avec le sourire en plus, voir même le rire de celui qui n’est la dupe de rien…
La pop est du côté de la vie. La culture académique a à maintes reprises prouvé sa charge mortifère, morbide, anxiogène : elle ne parle que de relations hiérarchisées et de l’impossibilité de faire coexister l’idéal et la réalité. C’est une culture de l’échec et de la déception, du cynisme et de la nostalgie. (p. 42)
L’âme populaire, aussi asséchée et dévastée soit-elle, vaudra toujours mieux que ce corps social dont on nous rebat les oreilles avec un langage faux et niais, mix subtilement bâtard de philosophie abstraite et de sophisme, publicitaire, ce kit négociable, achetable, vendable qu’on ne remonte jamais deux fois… Mais la prudence s’impose, puisque la puissance du dieu mauvais de ce monde est d’avoir subverti la subversion. Ce combat de libération spirituel impose donc une connaissance et un savoir à la fois plus chaotique et plus fin… Une gnose pour notre temps. Car c’est bien d’un savoir « libérateur » qu’il s’agit, savoir qui peut se dire aussi bien sur un mode (comme on parle de mode en musique) humoristique, gai, que sur un autre plus triste ou mélancolique…
Notre relation naturelle au savoir est une relation par défaut : nous ne pensons à avoir à apprendre que de nos erreurs (pour ne pas les reproduire) ; pourtant, la réussite ou la joie sont des opérations psychologiques aussi mystérieuses. p. 183
Et c’est cet aïkido spirituel (dans tous les sens du terme), ce jerk joyeusement et réellement apocalyptique (c'est-à-dire de « révélation ») que nous propose l’herméneute Pacôme Thiellement, à partir de tout ce qui nous est donné, infusé, de toute cette culture qui nous « in-forme », pour qu’elle ne soit pas la « magie noire » qu’on voudrait qu’elle soit. Redorant ainsi les lettres de noblesse de l’exégèse, qui n’est pas interprétation littérale et stérile, mais jeu fou, drôle, désespérant et poétique de révélations, de projections internes (Ph. K. Dick) offertes en offrandes de lecture.
Avons-nous réussi à intégrer pulsionnellement le monde contemporain dans toutes ses dimensions ? La réponse est probablement non. Le monde est encore trop grand et chacun d’entre nous encore trop petit. Les réalisations désastreuses du XXe siècle (Auschwitz, Hiroshima, mais aussi toutes les formes d’instrumentalisation des hommes les uns par les autres) dépassent encore, en horreur, ce qu’un cerveau humain peut supporter d’affronter lucidement sans sombrer. Nous n’avons pas encore trouvé le modus operandi de notre transformation sensorielle et psychique. (p. 205)
Reste l’ironie la plus apparemment destructrice contre le cynisme corrompu, l’humour noir comme l’œuvre au noir du complexe travail alchimique alliée aux sciences les plus raffinées du monde spirituel. Et ce, pour nous affranchir, dans un rire tonitruant alliant détachement le plus tendre et réalisme le plus tranchant, des chaînes d’airain de l’oppression du dieu fou, méchant et cruel de ce monde (princeps hujus mundi). Reste – apocalyptiques et joyeux – à déjouer ce qu’on veut nous ôter. Reste ce Yoga sombre et chatoyant d’un style à la fois mystique et enfantin de Pacôme Thiellement…
(1) Frère du célèbre Mikhail Bakhtine, linguiste inventeur du la théorie du « dialogisme » chez Dostoïevski, qui, est-ce surprenant, analysa aussi avec une grande profondeur les apsects carnavalesques du grand écrivain russe...