La très belle rétrospective consacrée à Gustave Courbet au Grand Palais a donné lieu à une assez abondante production éditoriale au cours de l'année 2007. Ouvrages illustrés, essais esthétiques, livres de vulgarisation (plus ou moins réussis), rééditions se sont succédés pour le plus grand bonheur des amateurs. Parmi tous ces textes, Bonjour Monsieur Courbet, de Jean-Pierre Ferrini (Gallimard, 144 pages, 16,90€) se distingue par son originalité car l'auteur y dévoile une vision tout à fait personnelle de l'artiste et de son œuvre, loin des clichés et des idées reçues.
Le titre est emprunté à la célèbre toile peinte en 1854 dans laquelle le peintre se met en scène, encore jeune et svelte, chapeau bas et sac au dos, la barbe arrogante, salué en rase campagne par son mécène Alfred Bruyas flanqué de son domestique. Ce tableau présente une particularité qui n'échappe pas à l'œil de Jean-Pierre Ferrini : sur le sol, seule l'ombre de Courbet figure, comme si les autres personnages n'étaient que transparence...
On savait l'auteur spécialiste de Dante ; ce qu'on savait moins, c'est qu'il avait passé toute son enfance à quelques kilomètres d'Ornans, la ville de Courbet. Cette proximité explique sans doute en partie (mais en partie seulement) qu'il porte sur les tableaux du maître un regard différent du commun des mortels. Qui en effet, aujourd'hui, pourrait écrire d' Un enterrement à Ornans :
Un enterrement à Ornans " Quand je regarde , je ne vois pas ce tableau seulement comme un visiteur peut le regarder au musée d'Orsay, je le regarde aussi depuis la Roche d'Haute-Pierre, comme depuis les coulisses de cette scène ordinaire (un enterrement) que Courbet éleva au rang de peinture d'histoire. Je reconnais presque quelques-uns des acteurs, le sacristain qui porte la croix (il me semble qu'il travaillait à la coopérative où nous allions chercher le lait le soir après la traite), une des vieilles avec son bonnet blanc (peut-être est-ce la Manet qui raccommodait les chaussettes que ma mère lui donnait à repriser) ; ma grand-mère avec son profil sévère pose aussi parmi le groupe de femmes [...] ; je reconnais encore oncles et tantes, cousins, etc. "
Dans cette toile emblématique, le regard de l'auteur voyage et se pose sur l'un des enfants de chœur auquel on s'est bien peu intéressé par le passé alors qu'il mérite pourtant de retenir l'attention ; comme absent de la scène à laquelle il participe, il regarde ailleurs :
" C'est l'Enfant, le récitant à l'avant-scène qui rêve toute la Comédie que nous jouons, cette procession, de la naissance à la mort. "
Au fil de courts chapitres, l'auteur construit des passerelles temporelles qui relient le peintre et son œuvre à sa propre vision, en d'autres termes à sa région, ses souvenirs d'enfance, ses interprétations. Ces passerelles font penser à ces " ponts de singe " des forêts tropicales, solides sous une apparente fragilité et utiles pour passer sur une rive inconnue. Le lecteur peut donc s'y aventurer sans crainte : la nostalgie, la sensibilité qui marquent le texte s'appuient sur une culture et une intelligence d'interprétation des plus sûres.
Nous en trouvons la preuve, notamment, dans les chapitres consacrés à l 'Enterrement à Ornans ou aux multiples versions de la Source de la Loue et des différents " paysages vaginaux " ( Le Puits noir, La Grotte de la Loue, La Grotte Sarrazine, etc.) que Courbet peint pour la plupart dans la première moitié des années 1860. Jean-Pierre Ferrini a tout à fait senti le lien qui existait entre ces tableaux et leur aboutissement - L'Origine du monde - ainsi que le rôle encombrant de Pierre-Joseph Proudhon. Il est toujours savoureux de voir les libertaires se réclamer de ce philosophe qui, en matière de mœurs, se montrait tout aussi puritain et intransigeant que l'Eglise, s'appuyant, comme elle, sur les mêmes amalgames. Ainsi, dans Amour et mariage, après avoir affirmé l'infériorité de la femme sur l'homme, il écrivait, le plus sérieusement du monde :" Si l'on considère l'adultère, la séduction, le viol, la fornication, la prostitution, le divorce, la polygamie et le concubinage comme formant la pathologie de l'amour et du mariage, l'inceste, le stupre, la pédérastie, l'onanisme et la bestialité en seront la tératologie. Le débordement de tous ces crimes et délits contre le mariage est la cause la plus active de la décadence des sociétés modernes... "
Est-ce donc un hasard si Courbet attendit 1865 (mort de Proudhon) pour commencer de
peindre une série de toiles à la connotation érotique puissante, comme Le Sommeil (1866), La Femme au perroquet (1866), La Femme à la vague (1868) et, naturellement, L'Origine du monde (1866) ?Le format de Bonjour Monsieur Courbet permet de l'emporter avec soi, et ce ne serait sans doute pas une mauvaise idée, pour ceux qui viendraient, cet été, à visiter la région d'Ornans ou la rétrospective Courbet qui, de retour de New York, se tiendra du 14 juin au 28 septembre au musée Fabre de Montpellier. Relire les textes de Jean-Pierre Ferrini devant les paysages qui servirent au peintre ou devant les toiles qui les représentent serait sans nul doute une expérience enrichissante pour le regard.
Illustrations : Un enterrement à Ornans, détail - Portrait-charge de Gustave Courbet, 1867 - La Source de la Loue, 1864.
À propos de T.Savatier
Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008