« Je vous salue Marie pleine de grâce… » : Angela Lugrin dresse ici le portrait discontinu d’une femme douce et violente tout à la fois, Marie Depussé, tandis qu’en miroir se dessine un autoportrait transposant les rapports maître/élève, mère/fille, analysante/analysée. Confiance, confidence, croyance, écoute, projection : il est question d’une parole qui circule dans le temps et reconstitue une temporalité en déséquilibre, un dit qui prend en charge et décharge la violence, les violences. Renoncer à la provocation tout en accédant à l’intensité d’une vie que n’oublie jamais la contestation. Angela et Marie, ces amies et collègues sont aussi des amoureuses et des complices qui, dans la retenue et la tendresse, s’accompagnent, se découvrent et se retrouvent. Marie Depussé, d’ailleurs, offre en retour un post-scriptum qui fait de cette lettre l’invention d’un livre, qui fait d’Angela Lugrin un écrivain novice doué d’une parole singulière, dont les nuances graves ou légères modulent un ton, une justesse et une qualité expressive.
Le titre de cette longue lettre écrite jusqu’au bout de la nuit, faite de prises et de reprises, de remémoration et de fiction pensive, met en place une adresse qui ouvre le cours du temps au devenir réflexif : Marie, un prénom et une virgule pour dire l’élan et l’invitation au voyage. Voyage dans le temps, l’espace et l’identité, puisque le futur se charge d’un présent lui-même intensifié par un passé constamment retourné. Espace, puisqu’il est question de Paris et d’Avignon, de collège et d’université, d’appartement et de maison. Identité enfin, car ce « Marie » cache et révèle Angela, de même que la voix écrite d’Angela réveille les voix de Marie, voix doubles qui parcourent l’oral et l’écrit, renversant la hiérarchie platonicienne selon laquelle le second n’imiterait que bien pauvrement et dangereusement le premier. L’écrit comme pharmakon : remède certes, poison, certainement pas. Il y a des voix et des paroles qui guérissent de la maladie de la mort en approchant toujours plus près d’une folie qu’elles n’ont pas la prétention de résoudre ni de dépasser.
Livre destiné, destination du livre. On écrit toujours pour quelqu’un, et le miracle, ici, fait que chaque lecteur s’appelle, d’une certaine façon, Marie, que chaque destinataire se révèle Angela. La lettre donne naissance au livre, la voix conduit au texte, l’hommage mène au récit : nos mères ne sont pas toujours celles qu’on croit, nos filles sont parfois insues. Elles se ressouviennent d’un savoir et d’une beauté oubliés, à rebours du mouvement selon lequel la transmission apporterait du neuf et de l’inédit. Angela et Marie sont des sages-femmes qui donnent la vie par les livres, qui transmettent le désir par la lecture. Bienveillantes, elles aiment leurs élèves, les enfants, leurs lecteurs, leurs auditeurs et leurs mères malmenées à qui elles laissent toujours la possibilité de rejoindre cette condition d’infini qui fait de chacun d’entre nous un monde en devenir. Offrir une forme et un lieu, une « chambre à soi » qui accueille la présence de l’autre : cette ligne d’horizon tracée par la silhouette gracieuse d’un prénom est aussi un don d’avenir.
[Anne Malaprade]
Angela Lugrin, Marie, éditions Isabelle Sauvage, 2014, 72 p., 15 euros.