L'autre soir, il devait faire oh, dans le voisinage de 21:45. J'entreprenais tout juste ma promenade lorsque j'entendis des hurlements. C'était une voix éraillée, sèche, comme un fluide qu'on doit forcer à jaillir d'une outre craquelée. C'était une voix vieille, mais qui avait les intonations plaignardes des enfants un peu niais, ceux qu'on a pas trop envie d'inviter mais qu'on tolère parce que nos parents nous ont expliqué…
Cette voix, donc, cet égosillement, ce glapissement résonnait contre les vieilles pierres du village dans les parages de mon ancien coin, la Place Astruc. Astuc, héros sauvain médiéval de la médecine, et… savant. L'objet de la commotion ? Un monsieur s'agitait là, à l'extérieur de la place, juste à l'entrée, et vociférait de toute la force de ses poumons déjà plus très jeunes. Avant chaque envolée, il retombait sur ses talons, remplissait d'air courroucé sa petite cage thoracique et grimpait sur le bout de ses mignonnes chaussures en écartant les bras pour laisser sortir un nouveau chapelet d'invectives. L'objet de sa vindicte ? Des enfants qui jouaient en piaillant autour de la fontaine.
Je suis passé à côté de lui sans le voir. Perdu dans mes pensées. Puis j'ai observé deux minutes le manège. J'ai poursuivi ma route, qui me faisait contourner ladite fontaine. Là se tenaient quelques parents d'origine germanophone, tous tournés vers le petit bourgeois furieux. Ils s'interrogeaient à voix haute. Was es ist? Que veut-il ? Que dit-il ? Je crois qu'il en a contre les gamins. Oh, les enfants, baissez le ton, un peu, on dérange… Abeh abeh, laisse-les faire, oh, il est même pas dix heures, scheisse! Certains des adultes m'ont vu sortir de l'ombre et j'ai compris à leurs têtes qu'ils ont cru un instant que j'étais à l'origine de ces cris (dix fois plus stridents et désagréables que ceux des mômes). Je leur ai adressé un sourire en disant d'une voix laconique, presque sépulcrale :
— Qui a-t-il de plus beau, de plus important, de plus émouvant, en ce bas-monde, que des enfants qui jouent, qui s'amusent, près d'une fontaine, sous les étoiles, l'été ?
Les boches se sont détendu. Une des femmes a rigolé. J'ai passé mon chemin. L'écho des lamentations du grincheux s'est éloigné à la vitesse de mes pas sur les calades du faubourg.
Une demi-heure plus tard, dans les bois où je m'orientais grâce au clair-de-lune, j'ai été pris d'une grande et inconsolable crise de sanglots. J'ai été forcé de poser le cul sur une pierre à force de gémissements. Il m'est apparu que ce voyage commençait à mal tourner. Que ce grand navire, dont le gouvernail est la gravité et que le soleil pilote, était de plus en plus la proie d'une maladie contagieuse et foudroyante. Il y a cinquante ans, si mes souvenirs ne sont pas teintés de nostalgie, on comptait un dingue ou deux par tronçon de rue. Il faut désormais se résigner, se contenter de vivre parmi eux, d'implorer leur tolérance à eux, d'emprunter leur village, leur air, leur terre, leur eau. Eh oui, pauvre Humain.
C'est leur planète, maintenant.
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