En 342 avant notre ère, Aristote, âgé d'une quarantaine d'années, revient en Macédoine, région dont il est natif. Il n'y a plus remis les pieds depuis son départ pour aller suivre l'enseignement de Platon, à Athènes, 25 ans plus tôt. Et beaucoup de choses ont changé, depuis. Stagire, sa ville natale est en ruine, le roi dont le père d'Aristote était le médecin est mort et c'est désormais Philippe II, ami d'enfance d'Aristote qui est sur le trône.
Mais Aristote ne rentre pas seul. Il est accompagné de son épouse, Pythias, qui désespère de devenir mère un jour, et de Callisthène, neveu et disciple du philosophe. Ce voyage de Grèce vers la Macédoine, qu'Aristote semble effectuer comme une sorte de pèlerinage, n'enchante pas vraiment ses proches. Pourtant, ce qui ne devait être qu'un séjour va devenir une résidence pour plusieurs années.
Car Philippe a deux fils. Arrhidée a été frappé par un mal mystérieux dans l'enfance qui a altéré ses capacités intellectuelles. Par conséquent, il a été écarté de la succession au trône. Mais, plus que cela, il a été écarté de la famille, remisé dans un coin avec un garde-malade pour s'occuper de lui, si on peut appeler ça ainsi...
L'autre fils est encore adolescent. Un garçon monté en graine qui est déjà à la tête d'une bande de gamins de son âge. Un enfant, encore, que son père a élevé pour en faire avant tout un roi, un soldat, un guerrier. Ce garçon, c'est Alexandre. Et, même si c'est de façon très différente d'Arrhidée, lui aussi est livré à lui-même.
Philippe restreint les contacts d'Alexandre avec sa mère, Olympias, de peur qu'elle ait une mauvaise influence sur lui. Oh, certes, Olympias n'est pas forcément la plus charmante femme qui puisse être, elle n'en est pas moins aimante pour son fils. Un peu trop, peut-être. Fusionnelle, dirions-nous de nos jours. Et c'est ça que Philippe ne supporte pas.
Il redoute que l'amour de sa mère n'attendrisse Alexandre. Alors, il fait tout pour les séparer et surtout, il n'a pas été un père pour son fils, sans cesse absent ou le considérant comme un de ses hommes... Son idée : proposer à Aristote de devenir le précepteur d'Alexandre. Il en a eu d'autres, comme Leonidas, mais Philippe fait confiance à son ami d'enfance.
En fait, Aristote va prendre en main la destinée des deux fils de Philippe. Il va commencer à aider Arrhidée à retrouver une certaine autonomie physique et intellectuelle sur son temps libre. Mais, il va surtout accepter de rester aux côtés d'Alexandre pour le former, l'aider à devenir un homme et pas seulement un soldat et un roi.
Un enfant joueur et orgueilleux, plus porté sur la bagarre et l'activité physique que la réflexion. Un garçon qui souffre surtout de l'éloignement de sa mère et du peu d'intérêt que lui montre son père. Voilà ce que découvre Aristote. Et il va offrir à l'adolescent non pas l'amour d'un père mais l'écoute et la présence dont il a besoin.
Cela résonne de façon étrange dans l'esprit du philosophe. Son propre père, Nicomaque, le traitait plus comme son élève et son successeur, lui enseignant l'art de la médecine dès son plus jeune âge. A sa mort, dans des conditions terribles, Aristote n'était encore qu'un enfant. Confié à sa soeur qui ne pense qu'à son ménage, c'est auprès de son maître, le singulier Illaeus, qu'il va trouver ce qui ressemble le plus à un père.
Puis ce sera auprès de Platon. C'est l'auteur de la République qui prononce, dans le livre d'Annabel Lyon, la phrase que j'ai choisie de mettre en titre de ce billet. Car, pour moi, elle résume un des principaux sujet du livre : la relation maître-disciple et ce qu'elle peut revêtir à la fois de paternel et de filial.
Je ne reviens pas sur Alexandre, qui n'est qu'un personnage secondaire, finalement, pour évoquer la paternité. Je l'ai dit plus haut, Pythias ne parvient pas à concevoir. C'est sur elle que le poids de cette absence pèse le plus, pense-t-on. Mais, s'ils s'aiment et gardent une forte complicité, ce vide ternit leur bonheur.
De plus, Aristote est déraciné et souffre de cette situation.
Mais Aristote non plus ne va pas bien. On le voit avoir des crises, à plusieurs reprises. L'absence d'enfant n'est sans doute pas la cause de son mal, profond, douloureux, mais elle y participe. Pour le reste, on découvre petit à petit sa jeunesse, en Macédoine, jusqu'à son départ pour Athènes. On découvre ce vide qu'il n'a, à ses yeux, sans doute, jamais comblé.
Arrhidée et Alexandre sont autant des élèves que des enfants dont s'occupe Aristote avec bienveillance, se heurtant aux méthodes des autres précepteurs, du garde-malade mais aussi de l'Etat-major de Philippe. Aristote a du mal à trouver sa place en Macédoine et Pythias commence à avoir le mal du pays.
Une grande partie du livre est justement le récit de cette installation, de cette prise de contact, de cette vie entre retour au pays et sentiment d'être étranger. Aristote, bien que né en Macédoine, est de culture grecque et les deux pays ne s'entendent guère. Les ambitions macédoniennes passent mal et le conflit menace.
Avec cela aussi Aristote va devoir composer. Son amitié lointaine avec Philippe ne suffit pas à en faire un privilégié, ce qu'il n'aurait sans doute pas accepté. Mais il se sent aussi un peu mis à l'écart, malgré de louables efforts pour entretenir ses relations sociales. Rien n'y fera. Il ne se sentira jamais accepté, parfois, même exilé dans son propre pays, alors qu'il a quitté la Grèce pour ces mêmes raisons, parce qu'on n'y voyait en lui qu'un Macédonien.
Ces années passées en Macédoine le marqueront durablement et, entre son arrivée et son départ, bien des choses auront changé, il en aura appris beaucoup sur lui et les autres. De quoi plonger un peu plus profondément dans le mal qui l'habite, le ronge... De quoi nourrir ses réflexions philosophiques.
Ah, justement. Pour évoquer le titre de ce roman. "Le juste milieu" est l'un des grands concepts aristotéliciens et, rassurez-vous, je ne vais pas vous faire de court magistral sur le sujet, mes cours de philosophies remontant à loin et mon attention à l'époque ayant été quelque peu... hum... distraite... Voilà, voilà...
Plus sérieusement, on pourrait le résumer, en prenant bien des raccourcis, par la devise suivante : "l'égal est l'intermédiaire entre l'excès et le défaut". En toute chose, Aristote prône la mesure. Et il est bien placé pour savoir que, dans ce monde, cette idée n'a rien d'évident. Et, 24 siècles plus tard, je crois bien qu'on a peu avancé sur la question...
Bref, la mesure. Voilà le principe fondamental que le philosophe va essayer d'enseigner à Alexandre. Le juste équilibre entre le soldat et le fils, entre le père et la mère. Entre les faiblesses de l'enfant et les excès de la violence. Car, Alexandre, en voulant plaire à son père, fait vite preuve de qualités aux combats remarquables, mais aux conséquences inquiétantes sur son esprit...
Ballotté depuis toujours entre la tendresse maternelle et la puissance paternelle, il a eu du mal à se construire, à trouver dans l'éducation impersonnelle qu'il a reçue jusque-là, ce fameux équilibre. Sans lui, point d'accomplissement possible et sans cela, pas d'avenir merveilleux. Pas de grand conquérant, ni de grande conquête.
Mais quid d'Aristote ? Car lui-même ne vit-il pas dans l'impression qu'il ne s'a pas atteint cet équilibre personnel et cet accomplissement ? Et si, dans le roman d'Annabel Lyon tout était là ? Aristote professe cette philosophie auprès de ses proches qui, tant bien que mal, vont l'appliquer, Pythias, Callisthène, Alexandre, évidemment...
Attention, entendons-nous bien, cela ne veut pas dire que leurs existences seront de longs fleuves tranquilles. Mais, à côté d'eux, la vie d'Aristote reste désespérément incomplète. Il lui manque cet équilibre. Car le philosophe est dans le manque, quand Alexandre est dans l'excès. Leur relation maître-disciple est un point d'équilibre.
Annabel Lyon nous emmène dans l'Antiquité mais nous sommes loin d'être dans un péplum. Il y a de l'action, car l'époque est belliqueuse et Aristote, à la suite de Philippe et Alexandre, se retrouvera un temps embarqué dans une campagne. Le temps de comprendre que son truc à lui, ce n'est définitivement pas l'action mais la pensée. Au contraire d'Alexandre, évidemment.
Mais, entre le fougueux jeune homme qui se démène comme un diable sur le champ de bataille pour attirer, en vain, l'attention de son père et plonge dans un préjudiciable excès de violence, et le chef d'Etat sûr de lui qui multipliera les conquêtes quelques années plus tard, il y a sans doute tout l'apport de l'enseignement d'Aristote.
Non, "le juste milieu" n'est pas un péplum mais un roman intimiste, une quête personnelle et une plongée dans les pensées de différents personnages qui se cherchent. Le doute est là, partout, en tout cas chez ceux qui prennent le temps de réfléchir sur eux-mêmes. Aristote, dont l'aura n'est sans doute pas ce qu'elle sera par la suite, est un univers de doutes à lui tout seul.
Il en devient un personnage touchant, maladroit, parfois indélicat, en particulier dans sa relation avec Pythias. Il est aussi parfois injuste, arbitraire et autoritaire, et jaloux. Et tout cela fait de lui un être profondément humain. Et profondément imparfait. Un homme qui, finalement, ne s'accomplira peut-être qu'à travers la destinée de celui qui restera son pire et son plus brillant élève : Alexandre.
Tout cela dans une fascinante reconstitution du monde antique, dans ce bassin méditerranéen où s'est construite, dans ces siècles bien lointain, notre civilisation. Nos civilisations, devrais-je écrire, car ce sont les deux rives de la Mare Nostrum qui ont su profiter des enseignement de philosophes comme Aristote, dont le savoir s'étend à une large palette de sciences et d'activités intellectuelles, mais aussi de ses maîtres avant lui et de ses disciples après lui.