Albert the Great

Publié le 24 juillet 2014 par Les Lettres Françaises

Une célébration d’Albert Ayler

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Grâce à la persévérance et à la sagacité de Franck Médioni, critique de jazz averti, vient de paraître, doté d’une préface d’Archie Shepp, un fort volume (1) d’une centaine de contributions qui rendent hommage au saxophoniste Albert Ayler (1936/1970). Ces participations se répartissent entre écrivains tels Amiri Baraka (LeRoi Jones), Zeno Bianu (2), Daniel Caux, Jane Cortez, Michel Le Bris, des artistes comme Tristan Soler, des journalistes : Daniel Berger ou Pascal Anquetil, des cinéastes : Alain Corneau, Jean-Louis Comolli, des critiques et universitaires : Francis Marmande, Jean-Pierre Moussaron, Christian Tarting, des musiciens, les plus sollicités évidemment, qui vont de Jean-Louis Chautemps, Michel Portal, Ornette Coleman, Lee Konitz, Sonny Rollins, à Wayne Shorter, Cecil Taylor, etc… Quarante ans après sa mort, (novembre 1970) dans des circonstances mystérieuses (3), Albert Ayler pouvait-il espérer reconnaissance d’un aréopage aussi pertinent ?

Holy Gost – Albert Ayler

Qui est-il donc ? Né en 1936 à Cleveland dans l’Ohio – son père est pasteur et musicien –, il est plongé dès l’enfance dans la musique noire traditionnelle et la spiritualité. A quinze ans, pratiquant le ténor, il est remarqué par l’harmoniciste Little Walter et se retrouve déjà sur les routes, en tournée avec le groupe Rhythm and Blues de Walter. Ce qui ne l’empêche pas de se familiariser avec le son alors contemporain de Lester Young, Charlie Parker, Dexter Gordon. Appelé à l’armée il est versé dans un orchestre militaire qui lui ouvre l’opportunité de mutations en Europe, dont la France (Orléans, avec escapades à Paris où on peut le voir au « Caméléon », au « Chat qui pèche » à la fin des années cinquante), et aussi en Scandinavie dont la Suède et le Danemark qui seront ses véritables terres d’accueil.

Imprégné, on l’a dit, de la tradition noire, spirituals et gospels, blues et également de l’art de la fanfare, il se démarque très tôt du bon goût et du convenu. D’abord, sa sonorité est énorme – Coltrane qui deviendra son ami l’envie, John Lewis, le directeur du Modern Jazz Quartet en sera très impressionné –, et son vibrato spectaculaire signe un expressionnisme vindicatif au gré d’une tension énergétique prodigieuse qui imprègnent totalement le traitement thématique et mélodique, tandis qu’il est à la recherche du suspens rythmique. C’est dire que sa rencontre avec le free-jazz était inévitable et elle passera par celles du pianiste emblématique Cecil Taylor, du bassiste Gary Peacock et du rythmicien Sunny Murray. De trio en quartette et quintette (il s’adjoindra à la trompette son frère puîné, Donald, malheureusement sujet de troubles psychiatriques majeurs), il gravera une série d’albums historiques : My name is Albert Ayler (1963), Spiritual Unity (1964), Spirit Rejoice (1965), Love Cry (1967), New Grass (1968), Music is the healing force of the Universe (1969), Nuits de la fondation Maeght (deux volumes, 1970).

Des moments cardinaux, peut-être, sont à retenir dans son bref périple. En premier, le concert du 13 novembre 1966 à Pleyel, en quintette, qui donne lieu à un véritable affrontement entre les « anciens » (très nombreux) et les « modernes » (quelques uns), qui fixera la ligne de partage d’une certaine acceptabilité du milieu jazziste à ce que véhicule le free-jazz et l’inflexion que lui donne Ayler. Une quintessence s’exprima alors faite de naïveté et spontanéité, d’emphase et de générosité, de provocation et d’humour, d’une teneur iconoclaste qui fut qualifiée de dadaïste. Albert Ayler résista, impavide et moqueur, aux assauts de cette audience troublée. En second, son lien avec la pianiste, vocaliste et harpiste, Mary Parks, devenue Mary Maria dont l’aide musicale, matérielle et spirituelle lui fut précieuse. Enfin, les concerts de la Fondation Maeght, été 70, organisés par Daniel et Jacqueline Caux, où dans un climat d’allégresse et de plénitude, Ayler atteignit le sommet de son art quelques mois avant que la mort ne vienne le saisir, mêlant innocence, jubilation et aspiration au divin, tant il est vrai qu’il était l’un de ces « mystiques à l’état sauvage », tels que André Breton les a célébrés.

Aussi, Albert Ayler bien marginal encore et bien absent sur les ondes – dérange-t-il toujours autant ? –  doit-on saluer cette compilation réunie par Franck Médioni qui marque le temps de mémoire nécessaire destiné à ce musicien singulier, rompeur de digues et humble serviteur d’une musique qu’il considérait, en son essence, sacrée, comme le souffle qui l’animait.

Yves Buin


(1) ALBERT AYLER. Témoignages sur un Holy Ghost. (Sous la direction de Franck Médioni. Préface d’Archie Shepp). Editions Le Mot et le reste. Avril 2010.
(2) A signaler de Zeno Bianu son dernier ouvrage : Jimi Hendrix (Aimantation), ainsi que Black Billie, du poète canadien Claude Beausoleil, tous deux publiés aux Editions du Castor Astral.
(3) Cf. Les treize morts d’Albert Ayler. (Collectif). Série Noire. Gallimard.