Par trois fois les trompettes résonnent, d'une des loges qui dominent l'amphithéâtre du Prinzregententheater d'abord, ensuite, après quelques minutes, le temps qu'il faut pour descendre, d'une entrée du parterre, enfin le temps d'y monter, sur scène. Ivor Bolton lance alors son Monteverdi-Continuo-Ensemble. Le prologue peut commencer.
Mais déjà on s'étonne, qu'est-ce donc ce décor tout noir et dépouillé et ces sacs de plastique qui jonchent la scène noire elle aussi? La Musica s'avance en portant une valise décorée d'une note. Ce n'est pas cet Esprit assuré qui proclame d'un énoncé évident le pouvoir de la Musique, c'est un ange aux longs cheveux blonds dont les ailes fatiguées ont vécu et ont déjà sans doute perdu quelques plumes, un ange aux ailes incertaines et au sourire gentiment naïf dont le chant se cherche parfois et qui s'essaye à tirer quelques notes d'une petite guitare sortie de sa valise. On est loin de la cérémonie hiératique que suggère la partition de Monteverdi. Le metteur en scène David Bösch, le décorateur Patrick Bannart, le costumier (ici aussi vidéaste) Falko Herold forment à nouveau équipe au BSO , ils ont déjà monté ensemble avec grand succès deux fleurons du répertoire de l'opéra bavarois, L'elisir d'amore et Mitridate, re di Ponto. Ils se sont retrouvés pour le festival 2014 pour donner une lecture plus contemporaine de l'oeuvre du maître de musique de la cour de Mantoue.
D'entrée, on pressent déjà les paroles dantesques de l'Ecco il palude de l'acte III: lasciate o voi ch'entrate ogni speranza. Il est difficile d'imaginer que cette Musica si douce et fragile (délicieuse Angela Brower) qui cherche parfois ses notes ou ses accords pourra faire le poids face aux puissances infernales. Son chant parvient cependant à faire s'élever quelques grandes fleurs blanches à six pétales, peut-être des anémones des bois, des fleurs que l'on retrouve sur le combi monospace Volkswagen déglingué qui déboule sur scène bourré de son chargement de jeunes hippies chevelus. Peace and love, on est au début des années soixante-dix, les hippies sont venus célébrer le mariage d'une des leurs, Euridyce (Anna Virovlansky, avec une voix aux raucités un peu rugueuses et fragiles), qui doit épouser Orphée. L'amour libre règne en maître, cela partouze ferme dans le combi, de jeunes femmes poussent des landeaux garnis de bébés aux pères improbables.
Orphée en crooner au costume blanc qui vient se jucher sur le toit du combi pour chanter son amour pour sa bien-aimée à l'aide d'un micro (que l'on se rassure, non branché) face à une assistance pétée au mousseux et ravie par ses gesticulations de bassin à la limite de l'obscène. Maix la voix fait heureusement hiatus avec le déhanchement. Magnifique Christian Gerhaher qui va tenir le rôle de manière impeccable, chaque syllabe, chaque ton sont maîtrisés et suspendre toute la salle à ses lèvres pendant toute la durée de l'opéra.-, aussi naturellement (et avec cet amour du public dans le partage de la musique qui le caractérise) que s'il enfilait les perles d'un collier de Lieder.
Curieusement, on est progressivement sous le charme d'une mise en scène qui, malgré sa relecture de l'opéra, va servir la musique de Monteverdi: elle abolit la distance temporelle du lointain début du dix-septième siècle, et la distance mythologique en humanisant davantage les personnages et, on le verra, en supprimant la victoire stellaire sur la mort, de la même manière qu' Ivor Bolton, son orchestre et les choeurs, cherchent à souligner la variété tout en en respectant la rythmique dans une composition qui peut ailleurs parfois sembler répétitive.
C'est Anna Bonitatibus qui apporte de la Mort fidèle Messagère, l'annonce du décès d'Euridyce. Les anémones géantes s'anémient et se fânent pour laisser place à des spectres sinistres pendus têtes vers le bas. Les hippies vont s'en aller et laisser Orphée dans les marais méphitiques face à la tombe d'Euridyce, une ouverture dans la scène emplie de terres noires, une tombe dans laquelle il veut se jeter à son tour. Charon (Andrea Mastroni) arrivera sur sa barque couvert d'un sombre manteau de loques, accompagné non de Cerbère, mais de trois êtres aux têtes de mort, évoluant à quatre pattes avec des comportements simiesques, bientôt rejoint par de nombreux comparses. Les lamentations d'Orphée finissent par avoir raison de la vigilance du nautonier qui s'assoupit. Orphée récupère alors sur le dieu endormi la commande à distance qui lui permettra de mettre en route le taxi du Styx. Les choses se passent très vite dans l'Hadès. La belle Proserpine (Anna Bonitatibus, excellente dans les deux rôles, et qui recevra une ovation méritée), habillée en Reine de la nuit, plaide la cause des amoureux, Pluton (Andrew Harris), hyper velu comme la Bête du conte, les cheveux léonins, en perd quelques touffes de poils mais cède aux supplications de la déesse. Mais Orphée ne peut s'empêcher de regarder Euridyce, elle porte définitivement le masque de la Mort et est livrée aux créatures simiesques des Enfers.
Orphée est à présent un clochard qui squatte le combi VW des hippies, complètement déglingué. La Musique a perdu la partie. Désespéré, il coupe les cordes de sa lyre au cutter. La Musique essaye bien de lui faire croire qu'Euridyce est une étoile, mais sur les rivages de Thrace, Orphée est rejoint par les hippies qui refont une parodie de la scène du mariage. Un terrible Apollon en guenilles et à béquilles lui tend un fatal couteau. Orphée rejoindra bien sa bien-aimée, mais, le mythe est réécrit, pas au ciel, dans la tombe, par le suicide.
L'Orfeo de Christian Gerhaher, d'Ivor Bolton et de David Bösch fait soirée après soirée un triomphe à Munich. Si à la fin du spectacle, après les premières sales d'applaudissements, les portes de la salle s'ouvrent pour laisser passer un spectateur furtif et pressé, elles se referment aussitôt pour célébrer ce beau plateau de chanteurs, ces excellents musiciens et les magnifiques choeurs de l'Académie de Chant zurichoise (Zürcher Singakademie) entraînés par Tim Brown.
On peut espérer que cette réussite et l'accueil fervent du public pour ce retour de l'opéra baroque sur la scène de l'Opéra de Bavière ouvrira plus grandes les portes munichoises aux productions du Grand Siècle.
Crédit photographique: Wilfried Hösl
Retransmission en direct sur internet
Ce nouvel Orfeo sera retransmis sur la STAATSOPER.TV en live stream ce dimanche 27 juillet à partir de 18 heures. Le spectacle dure 1H50.