Combien de choses on souhaite! combien de choses on
rapporte à propos du jour de l’an.
Voilà une de celles qu’on raconte; quant à celles qu’on
peut souhaiter, en voilà une aussi : vivez et mourez en paix
avec votre conscience.
La petite Marthe avait reçu un grand nombre de jouets et
une quantité prodigieuse de bonbons. Comme elle n’avait que
six ans, on n’était pas encore à midi qu’elle était déjà lasse
des jouets et rassasiée de bonbons.
Marthe demanda alors à sa grand’tante, qui la gâtait
beaucoup, de vouloir bien venir un peu se promener avec
elle.
La bonne vieille ne prit guère d’argent, car elle savait
qu’elle ne refuserait rien à Marthe, tant qu’elle en aurait, et
elle ne voulait pas lui apprendre à prodiguer pour ses
caprices.
Le temps était beau, mais il faisait grand froid; Marthe
enfonçait ses bras, tant qu’elle le pouvait, dans un manchon
presque aussi gros qu’elle.
Les boulevards étaient couverts de boutiques, et Marthe
fit tant d’achats, pour commencer, que bientôt la grand’tante
n’eut plus qu’une pièce de dix sous.
La petite fille avait plein les bras et plein son manchon
d’objets fort éclatants, coûtant très peu et ne valant pas
davantage.
Sachant qu’il n’y avait plus beaucoup à dépenser, elle
s’avisa de penser aux petits enfants qui avaient passé leur
jour de l’an sans jouets et sans bonbons.
C’était fort vilain d’y avoir songé si tard, mais Marthe
n’avait encore que six ans et, au fond, elle n’avait pas
mauvais coeur.
Du reste, sa tante la gâtait trop et d’une manière qui
n’était pas raisonnable.
Au moment où elle commençait à penser aux autres assez
tardivement, deux enfants, plus petits qu’elle, frappèrent ses
regards; ils étaient si pâles et paraissaient si tristes que la
bonne tante en fut frappée comme elle.
Le plus âgé, vêtu fort proprement de noir, mais d’une
manière trop légère pour la saison, était arrêté pour ajuster au
cou de son frère, qui grelottait quoique plus chaudement
habillé, sa petite cravate de laine, et il avait, le pauvre enfant,
son petit cou tout violet de froid.
« Où allez-vous ainsi, mes petits amis? leur demanda la
tante.
– Nous revenons, madame, répondit l’aîné, de chez une
dame amie de maman que nous n’avons pas trouvée chez
elle, et nous rentrons à la maison.
– Oui, ajouta le petit avec cette confiance naïve de
l’enfance, nous allions chez madame Paul, afin qu’elle nous
donne un peu d’ouvrage pour maman et avoir de quoi acheter
du pain. »
Et comme l’aîné le regardait de travers pour faire cesser
son bavardage, la dernière petite pièce de dix sous était dans
la main du petit, et Marthe avec sa tante se sauvaient pour
que l’aîné ne la leur rendit pas.
Quand elles furent loin, Marthe se mit à pleurer. « Ô ma
tante! dit-elle, combien je regrette d’avoir acheté tant de
joujoux! nous aurions pu donner bien davantage à ces
pauvres enfants! »
Dix ans après, Marthe, jeune fille de seize ans, reçue
institutrice depuis quelques mois, avait fait de la vie un rude
apprentissage dont elle était loin de se douter autrefois.
Ses parents n’avaient pas réussi dans leur commerce et,
faute d’une petite somme de cinq à six cents francs, on
pouvait leur faire une mauvaise affaire.
Marthe venait d’entrer comme sous-maîtresse dans un
externat. Elle devait gagner huit cents francs au bout de
l’année; mais n’étant payée que par mois, il lui était
impossible d’offrir tout de suite la somme due par son père
pour des marchandises non encore vendues.
S’il ne payait pas à l’échéance, son billet serait protesté.
S’il rendait les marchandises, ne pouvant payer, il lui
fallait fermer son magasin.
Une idée vint à Marthe, elle la communiqua à la
grand’tante, alors âgée de quatre-vingts ans, et qui la
chérissait comme par le passé.
Elle l’eût même encore gâtée si Marthe n’eût été
raisonnable.
« Ma tante, dit la jeune fille, il me semble que nous
pouvons obtenir un arrangement du créancier de mon père;
gagnant huit cents francs par an, je puis lui en donner
cinquante tous les mois, le jour où je toucherai mes
appointements. Peut-être acceptera-t-il. »
La bonne vieille approuva l’idée, et voulut accompagner
sa petite fille.
Lorsqu’elles arrivèrent chez Marcel frères, toutes deux
furent fort surprises de voir sur l’enseigne du commerçant
une pièce d’argent sculptée en relief avec cette inscription :
(Aux cinquante centimes du jour de l’an).
Elles se souvinrent des cinquante centimes de Marthe et
n’osant se communiquer leur pensée, elles entrèrent dans le
magasin.
L’aîné des frères Marcel était assis au bureau, faisant
l’office de caissier; le plus jeune remplissait l’emploi de
garçon de magasin; une femme paraissant plus souffrante
qu’âgée, remplaçait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses fils.
Marthe, que la grand’tante aimait à entendre parler, parce
qu’elle en était idolâtre, exposa le but de leur visite très
simplement, mais avec une énergie qui prouvait qu’on
pouvait se fier à sa parole.
Marcel, l’aîné, à qui elle s’était adressée, appela sa mère
et son frère.
Il avait reconnu, non pas Marthe, grandie énormément,
mais la bonne vieille, qui depuis dix ans avait à peine changé.
« Nous avons, dit-il, l’honneur de voir celles qui sont
cause de notre aisance. »
Et comme sa mère et son frère s’étaient empressées
d’entourer les deux arrivantes, il raconta qu’après le départ
de Marthe et de la vieille dame, il les avait longtemps
cherchées, car ni lui ni son frère ne demandaient l’aumône.
En rentrant chez leur mère, comme il ne pouvait se
consoler, l’amie chez laquelle il n’avait trouvé personne entra
à son tour; elle apportait de l’ouvrage et un peu d’argent.
On put donc acheter du pain sans toucher à la petite pièce
qui avait rendu le coeur si gros à l’aîné.
Il fut même tout à fait consolé dans sa fierté quand sa
mère lui dit : « Peut-être qu’à ton tour tu pourras rendre, si tu
travailles, des services aux autres sans les offenser. »
Félix Marcel, ayant réfléchi là-dessus, demanda la pièce
de dix sous pour en faire l’usage qu’il voudrait, annonça qu’il
ne rentrerait que le soir et prit à la main son petit frère, qu’il
ne quittait jamais, avec un air de résolution comme s’il eût
été à la conquête du monde.
Les deux amies, l’ayant laissé sortir avec un sourire, car
c’était un brave enfant en qui on pouvait avoir confiance,
s’amusèrent à le suivre de loin.
Félix, tenant toujours son petit frère par la main, alla
jusqu’à une marchande d’objets à un sou et lui demanda si
elle pouvait lui en vendre pour dix sous, au prix des
marchands, – car il allait entrer dans le commerce!
La marchande partit d’un interminable éclat de rire; mais
comme c’était justement à cette même place que l’enfant
avait tant cherché la dame aux dix sous, elle se douta de
quelque projet courageux.
Non seulement elle ajouta aux objets une forte pacotille
en disant : « Tu me paieras ceux-ci quand tu auras une
recette, » mais elle prit les deux frères sous sa protection, et
leur arrangea une toute petite table devant la sienne.
Tous trois étaient, le soir, tellement amis, qu’ils ne pouvaient plus
se séparer. Ils gagnèrent ce jour-là le triple de leur mise.
La bonne marchande n’avait pas d’enfants. Quand l’époque du
jour de l’an fut passée, elle les prit pour l’aider dans sa petite
boutique, sous prétexte qu’ils lui seraient fort utiles, car Félix
n’y aurait pas consenti sans cela.
Le commerce avait prospéré; en dix ans, la boutique de la
mère Hortense était devenue un gros magasin où vivaient les
deux veuves et les deux frères.
Tout cela, grâce aux dix sous de Marthe!
Félix en était là de son récit, quand rentra la mère
Hortense qui revenait tout à propos de quelques courses.
Je vous laisse à penser, chers enfants, quel accueil on fit à
Marthe et à la grand’tante.
Félix exigea que les six cents francs ne lui fussent remis
qu’au bout de quatre ans.
À cette époque-là, le père de Marthe ayant fait de
meilleures affaires, le magasin des frères Marcel ayant
continué à prospérer, tout le monde fut d’avis que pour la fête
de la bonne grand’tante on prêtât chacun cent francs à six
orphelins dont les uns avaient à soutenir leur mère, les autres
leurs petits frères.
La bonne vieille, ce jour-là, pleura de joie, et cette action
porta bonheur à tous, car elle vécut longtemps encore et les
six commerces prospérèrent.