Les amoureux de Bonporteau

Publié le 23 juillet 2014 par Mentalo @lafillementalo

L’amour dure trois ans et après sont venus les enfants. On s’est un peu oubliés, Antoine et moi, entre les biberons et les couches, les devoirs du soir, les samedis piscine et les dimanches tennis. On a tenu bon. Julien et Chloé étaient gentils, travaillaient bien à l’école, et, à part quelques portes claquées, ils ne nous ont pas posé de soucis. Julien veut être avocat, Chloé sera bientôt médecin. J’appréhendais un peu ce moment où nous nous retrouverions à deux. J’avais tort. Nous sommes plus complices que jamais, et redevenus amants passionnés. Nous prenons goût au luxe du temps partagé. Etre simplement côte à côte. Nous sommes venus si souvent sur cette plage quand les enfants étaient petits. C’est drôle de s’y retrouver sans eux. Nous emmènerons peut-être bientôt nos petits-enfants. Mais avant, encore un peu de temps pour nous deux. Les amoureux sont seuls au monde tandis que le monde court autour d’eux.

Sylvie s’est couchée dans le sable, a posé sa tête sur ma cuisse et fermé les yeux derrière ses lunettes fumées. Elle est toujours aussi belle. Je lui lis un paragraphe du roman que j’ai emporté ce matin mais ma tête est ailleurs. Nous sommes le 5 mai. Ca fait trente ans. Trente ans aujourd’hui que j’ai pris sa main pour ne plus la lâcher. Dans la file au supermarché, je la serre contre moi.  Ce soir, nous boirons un verre de vin, nous danserons sans doute un peu au salon, enlacés, et je la porterai dans mes bras jusqu’à notre chambre.

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On croit toujours que la vie est toute tracée quand on se retrouve devant l’autel à vingt-quatre ans. On avait prévu d’acheter une maison, d’avoir des enfants. Deux. Un garçon et une fille, forcément. Pour rire, on les appelait César et Rosalie. On n’était pas trop pressés. On ne s’est pas inquiétés au début. On a acheté la maison, et puis Jean était si fatigué. Quand le docteur a prononcé le mot terrible, Jean m’a serré la main tellement fort, j’ai cru qu’il me brisait les doigts. Deux mois plus tard, c’était fini. Il avait trente ans. J’ai beaucoup travaillé ensuite, pour oublier, pour ne pas avoir le temps de penser. Quand Antoine m’a abordée, ce soir-là à l’opéra, pour me rendre mon étole qui avait glissé par terre, je n’ai pas su quoi dire. J’avais oublié comment les humains se comportent entre eux. Il m’a fallu tout réapprendre. Antoine a été un professeur patient et doux. J’ai appris que la vie est rarement linéaire, j’ai appris à refaire confiance, j’ai appris que l’amour est tapi là, le plus souvent sans qu’on s’en doute. J’ai réappris le bonheur.

Viviane et moi nous étions séparés avec fracas -Viviane et Antoine, quelle rime ridicule! -  et c’est en vidant les cartons dans mon nouvel appartement que j’avais retrouvé cet abonnement à l’opéra que je lui avais offert pour son dernier anniversaire. Ce soir-là, on donnait le Cosi fan tutte de Mozart, et j’avais dû me forcer à sortir, cela faisait des semaines que je me terrais dans mon trou, entre deux vies, entre deux eaux. Je prenais un verre de champagne au foyer après la représentation quand j’ai remarqué Sylvie, seule, qui regardait par la fenêtre les lumières de la ville. Son étole avait glissé par terre, laissant apparaître sous la robe décolletée un dos d’une blancheur troublante. Je me suis approché, et elle s’est retournée au moment où je ramassais l’étoffe soyeuse. Mes mains se sont attardées une seconde de trop sur ses épaules tandis que je la replaçais. Nous avons pris le temps. Chaque soir désormais je contemple son dos tandis qu’elle se déshabille au bord du lit.

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On ne vit qu’une fois. Je ne suis pas malheureuse avec Daniel, mais depuis le temps, la routine s’est installée, on ne partage plus grand chose si ce n’est le crédit de la maison qu’il a absolument voulu faire construire il y a deux ans. Il voyage beaucoup, et maintenant que les enfants sont grands, je passe beaucoup de mon temps libre dans les musées. C’est là que j’ai rencontré Antoine, de passage à Paris. Avec lui, tout est simple. Daniel est à Singapour. J’ai rejoint Antoine dans le sud. Si les enfants savaient! Je suis sûre que Chloé comprendrait. Julien, lui, prendrait certainement le parti de son père. Antoine et moi partageons la passion de la lecture. Nous passons des heures à faire la lecture à l’autre. Dans la file du supermarché tout à l’heure, il a passé son bras autour de ma taille. Je me sens femme. Je me sens jeune.

Les femmes ne sont jamais restées avec moi. Je crois que je ne suis pas fait pour la vie à deux au long cours. J’aime bien trop ma liberté pour m’attacher. Elles le sentent, je suppose. Je n’ai jamais cherché à les retenir. Pourtant je sens bien que j’aime un peu trop la compagnie de Sylvie. Elle m’a plu dès que je l’ai vue. Le vert de ses yeux – et son alliance. Je compte chaque minute de sa présence comme les plus précieuses de ma vie. Je regarde ses pieds jouer avec le sable, ses cuisses fines, sa peau si douce, sa voix si jolie aux intonations presqu’ enfantines quand elle me fait la lecture. Demain, elle s’en ira retrouver sa vie, et il me faudra oublier son rire. Ou peut-être qu’elle reviendra?

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