Depuis Carcassonne (Aude).
Devant un mythe tel que le Tour, les suiveurs se trouvent face à deux écueils. S’en moquer gratuitement, sans jamais essayer de comprendre l’épaisseur de son histoire et les raisons pour lesquelles il continue de poursuivre les consciences françaises. Ou le glorifier benoitement, se montrant incapables de sonder ses tourments, ses dérives, sa banalisation. Le voyage en Juillet nous offre pourtant deux belles leçons: celle de la lucidité ; celle de la joie de s’enthousiasmer avec raison. Cette année, le chronicoeur, qui a vu défiler depuis un quart de siècle toutes sortes de littérateurs, est orphelin. Le Suiveur de Libération, Jean-Louis Le Touzet, accompagnateur fidèle durant dix-huit ans, ne participe pas au Tour 2014. Il a «bâché», changé d’horizon. Du coup, quelque chose dysfonctionne. Les soirées paraissent plus longues et trop courtes (!). Les escapades cyclo-gastronomiques se font rares. Même Bacchus a décidé de noyer son gradin dans l’eau de Vittel en mangeant des madeleines toute la journée. Et plus grave: révolues, les discussions enflammées pour savoir si le Tour a définitivement abandonné la Légende au profit de la consommation rutilante et vulgaire, ruinant peu à peu son capital symbolique...
Heureusement, notre Jean-Louis, alias «l’Amiral» (pour ses faits de plume maritimes), nous a légué l’un des cadeaux dont il a le secret: 400 pages publiées chez Stock, intitulées "Un vélo dans la tête", sélection de ses meilleurs articles consacrés au cyclisme.
Une lecture majuscule, figurant déjà dans le Grand Livre des Illustres. «J’aime autant l’Eglise du vélo mais je communie moins qu’avant», prévient-il dans sa préface, lui qui donné à l’art du récit – qui ne s’apprend pas devant son poste de télévision – une singularité incomparable. «Ecrire sur le cyclisme, c’est faire des embardées entre le formulaire de la revue technique et discours pataphysicien, considérations pharmacologiques, gastronomiques, agricoles et lointains souvenirs littéraires.» Comment mieux résumer l’exercice?
Le Suiveur.
Avec notre «Amiral», le cortège des angoisses et des jours cafardeux s’oubliait vite. Ca s’appelle du talent. Celui qui consiste à prendre les lecteurs par la main en leur racontant l’unique, l’épopée qui fleure bon la France des congés payés comme la vilénie de ceux qui ont trahi l’idée derrière l’exploit. Jean-Louis a ainsi traversé les années Armstrong, dupe de rien, jamais procureur. «J’ai pourtant aimé cette époque où l’on exaltait alors l’identité unique du champion qui sonnait creux comme un tronc vermoulu.» Car les personnages romanesques hantent le cyclisme, sport d’orgueil et de sensationnel, de grotesque et de forfaitures. Dès lors, quel ton adopter quand sa passion d’enfance s’étiole? Vif, délirant, désopilant, flamboyant: Jean-Louis Le Touzet fut tout cela à la fois. Et un peu plus encore. Sachez-le. Dans la roue des cyclistes on prend toujours de la vitesse, il n’est donc pas rare que le Suiveur devienne Eclaireur.PS. On lira également, dans un tout autre registre, «Tombeau pour Luis Ocana», de Hervé Bougel, publié à La Table Ronde. Parcours magistral, en prose et en poésie, dans l’intimité du vainqueur du Tour 1973.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2014.]