Olivier Haralambon, qui vient de publier un roman sur le destin tragique du coureur belge Frank Vandenbroucke, mort en 2009,
ne veut pas oublier les hommes derrière les performances.
Depuis Nîmes (Gard).
Frank Vandenbroucke, alias VDB, mort tragiquement en 2009 à la suite d’une double embolie pulmonaire, aurait eu bientôt quarante ans. Olivier Haralambon, ancien coureur devenu journaliste, vient de publier le Versant féroce de la joie (Alma éditeur), dans lequel il retrace, par le biais d’un roman magistral, la vie d’un des plus grands coureurs de sa génération.
Pourquoi avoir éprouvé le besoin d’écrire un roman consacré à Frank Vandenbroucke, en une époque où nous moquons beaucoup le cyclisme et ses dérives?
Olivier Haralambon. Parce que je suis de ceux que ces moqueries blessent. Le cyclisme a été une part très importante de ma vie, et il m’a fallu des années pour réaliser combien les motifs qui m’ont poussé à m’y consacrer étaient troubles. Pour le dire plus brusquement: j’ai aimé le cyclisme à proportion exacte de la détestation que je lui vouais. Pour moi, le cyclisme a toujours incarné à la fois ce qu’on ne saurait trahir et ce à quoi il faut absolument échapper. Dans cette perspective, les railleries qui se déchaînent sur les coureurs sont d’une superficialité ridicule. On voudrait que la performance soit lisse, quand la vie même est ambivalence! Or, le parcours de Frank VDB est aussi solaire que sombre – voilà un homme qui a semblé prisonnier de ses dons fabuleux, dons sans lesquels sa vie eût été plus tranquille.
Avant de devenir journaliste et de poursuivre des études de philosophie, vous avez été coureur cycliste. Pour le dire vite, vous avez connu, vous aussi, les excès du vélo et la frénésie des addictions en tout genre…
Olivier Haralambon. Je n’ai été qu’un «1re caté» très banal. Après quoi, comme nombre de mes pairs alors, j’ai connu une période plus que délicate avec les amphétamines, entre autres. Mais l’addiction n’est qu’une des manifestations possibles de cette ambivalence existentielle à laquelle personne n’échappe. De ce point de vue, une trajectoire aussi purement tragique que celle de VDB est exemplaire, si j’ose dire. Enfin, comment ne pas parler autant de soi que de ceux qu’on admire? Les cyclistes sont inévitablement nos intimes, leur vie imaginée se mêle à la nôtre. Ainsi les champions habitent-ils la pédalée des amateurs : on roule toujours un peu plus vite quand on vient d’éteindre la télé après une étape du Tour. C’est une sorte de possession: pour m’en défaire, j’ai fait une petite statue de Frank. Prendre – ou pas – un produit qui modifie vos performances: la moralité de la démarche ne dépend pas du produit. Ce qui est vrai avec l’EPO l’était déjà avec la cortisone – un Kenacort modifiait sérieusement vos capacités, ceux qui ont essayé le savent pertinemment. Ce que l’EPO a introduit en revanche, c’est une sorte de fracture économique : depuis lors, le dopage suppose des moyens financiers de plus en plus importants. À celle de l’éthique personnelle, s’est ajoutée une question politique: qui a les moyens?
En évoquant la trajectoire singulière de Vandenbroucke, voulez-vous rappeler à tous que, derrière les performances, il y a d’abord et avant tout des hommes, qui ne sont jamais réductibles à leur poids-puissance ou à leur VO2 max?
Olivier Haralambon. Absolument. Il ne faut pas confondre l’effort lui-même et sa manifestation mesurable, comme il ne faut pas confondre la pensée et l’activité cérébrale. Le corps ne se réduit pas à son aspect machinique. Prenons un coureur en plein effort: je maintiens que les images qui l’animent sont singulières et que la forme authentique de son effort est «là», c’est-à-dire nulle part. Elle n’a pas de coordonnées spatiales. Tout ça n’est pas très original, mais j’y vois un moyen assez simple de renouveler un peu le discours sur le sport. Intéressons-nous à ce que les gens ont dans la tête, à ce qui les meut «profondément». C’est l’intériorité qui m’intéresse, l’incommensurable. On mesure des choses, pas les actes eux-mêmes mais seulement leur résultat – et encore moins les hommes.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 juillet 2014.]