L’historien de l’art Gregory Buchakjian, professeur à l’Académie libanaise d’Histoire de l’art et observateur attentif des évolutions de l’art contemporain du Proche-Orient, est aussi un artiste : un photographe. Pour lui, l’appareil photo constitue comme une prolongation naturelle de la main. Aux visiteurs venus découvrir ses œuvres dans son appartement, situé dans le quartier de Hamra, il propose à l’improviste de poser pour un ou deux clichés. Mais cette galerie de portraits fait partie de sa collection personnelle. Son objet actuel de recherches est ailleurs : il explore l’univers insolite des immeubles délabrés de la capitale, laissés à l’abandon. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes de trouver à Beyrouth, dont le marché immobilier ne cesse de s’envoler, une foule d’anciens bâtiments d’habitation en ruine, qui furent jadis élégants et abritèrent parfois de puissantes familles, comme autant de témoignages d’une grandeur passée, de la « belle époque » beyrouthine qui précéda la guerre civile de 1975.
Cette guerre prit officiellement fin en 1990, mais ses ramifications souterrainess’étendent jusqu’à nos jours ; elle n’échappe pas au flâneur qui parcourt les rues. Les façades, notamment celles qui bordent la « ligne verte » qui séparait alors les quartiers musulmans des quartiers chrétiens, portent toujours les stigmates des combats : traces de balles, éclats d’obus ou de grenades affichent leur rugosité avec une telle constance que les passants locaux n’y prêtent plus guère attention. Si le centre historique de Florence peut, à bon droit, être perçu comme un musée en plein air de la gloire que connut la cité des Médicis, le cœur de Beyrouthpourrait aujourd'hui figurer celui des déchirures mal cicatrisées.
Pourtant, ce qui attire Gregory Buchakjian se dissimule aux regards des badauds ; l’artiste s’aventure au-delà des façades, à l’intérieur des immeubles abandonnés ; et ce qu’il y découvre offre un spectacle saisissant. Le temps semble s’y être arrêté dans les jours qui suivirent le départ précipité des habitants. Cartons, papiers, meubles éventrés, jouets brisés jonchent le sol, l’eau s’infiltre dans ce magma, la végétation reprend parfois ses droits, les murs s’effritent, on circule parmi les gravats dans des pièces que l’on devine silencieuses, même si les vitres, depuis longtemps réduites en éclats, n’isolent plus guère des ronronnements de la ville vivante ni du bruit de sa circulation chaotique.
C’est cette atmosphère étrange que révèlent les photographies de l’artiste, ce monde irréel, fantomatique et cependant terriblement concret dans lequel le spectateur se trouve plongé - un spectateur qui se laisserait volontiers glisser vers une sorte de torpeur si quelques détails saugrenus ne venaient soudainement le surprendre. Ici, une robe verte reste inexplicablement accrochée à un cintre, là, des boites soigneusement empilées semblent attendre les déménageurs, là encore, se dresse un escabeau, là, enfin, git une double page de journal où figurent des reproductions du Gréco - intéressant clin d’œil, le visage du photographe semblant tout droit issu d’un tableau du maître de Tolède. Le plus inattendu reste toutefois à venir. Des silhouettes improbables apparaissent, déambulent dans les appartements. Des silhouettes de femmes, statiques ou surprises dans leurs mouvements, qui ajoutent une note onirique et d’un érotisme discret à ce décor. Comme si l’âme d’une maisonétait d’abord celle des femmes qui la firent vivre.
Confronté à ces photographies, le spectateur ne peut s’empêcher d’établir des passerelles. La plus évidente renvoie peut-être au Piranèse, à ses Vedute di Roma, gravures qui représentaient les vestiges d’une ville qui fut un temps le centre du monde, à ces ruines envahies de végétaux et de personnages le plus souvent esquissés. On y retrouve des jeux de lumière similaires, même si, chez Gregory Buchakjian, à l’aspect grandiose des monuments en ruine du Piranèse, se substitue l’intimité sensuelle d’habitations à taille humaine.
Les lecteurs qui souhaiteraient poursuivre leur découverte de cet artiste contemporain pourront visiter son site Internet (en suivant ce lien) et le retrouver dans une vidéo (en anglais) du site Blouin Artinfo, dans laquelle il explique sa démarche créatrice actuelle.
Illustration : Habitats abandonnés de Beyrouth, El Greco, 2011, photographie, © Gregory Buchakjian.