Ethan Frome, Edith Wharton

Par Marieaimee19
En dépit d'une couverture fort peu séduisante (une typographie blanche sur le fond gris-bleu de la peinture Sleigh Ride de Winslow Homer), j'ai immédiatement été attirée par Ethan Frome d'Edith Wharton, chef d'oeuvre atypique et peu connu en France de la grande romancière américaine, publié une première fois en 1911 et retraduit cette année par Julie Wolkenstein* pour la collection de poche des éditions P.O.L.
Le roman se déroule à la fin du XIXe siècle et l'intrigue nous est livrée, sous forme de flashback, par un narrateur anonyme, envoyé en mission dans une centrale électrique, qui passe l'hiver dans la localité fictive de Starkfield parmi les montagnes du Massachussetts en Nouvelle-Anglererre. Durant son séjour, logé chez la veuve Mrs Hale, il doit user de toute sa finesse pour convaincre quelques langues de lui conter l'étonnant destin d'Ethan Frome.
Un héros si discret et une épouse acariâtre
Ethan est un jeune homme pauvre d'origine irlandaise, taciturne et asocial. Il possède un visage basané et émacié à l'expression austère, des yeux bleus impénétrables, une balafre rouge sur le front, une tignasse de cheveux clairs et une démarche de boiteux (la partie droite de son corps a été déformée suite à un accident dans la collision d'un tramway). Il semble plongé dans un "isolement moral insondable" depuis qu'il a hérité d'une ferme et d'une scierie qui ne lui rapportent rien et épousé Zenobia (surnommée Zeena), une vieille cousine hypocondriaque, auparavant infirmière. Jusqu'au jour où, sans comprendre ce qui lui arrive, il tombe amoureux de Mattie Silver, une cousine ruinée de sa femme embauchée comme domestique. Il se perd alors dans des rêveries romantiques qui l'éloignent de son épouse aigrie dont il ne supporte plus la respiration asthmatique, les caprices, l'absence de conversation et l'indifférence à tout sauf à ses problèmes : il a "l'impression que son coeur était ligoté, qu'une main invisible resserrait la corde à chaque seconde". Il se rend compte qu'il vit à ses côtés tel un fidèle serviteur mais n'éprouve aucun plaisir en sa compagnie. L'a-t-il seulement jamais vraiment aimée et regardée ? : "Se découpant sur les ténèbres de la cuisine, elle était debout là, haute silhouette décharnée, une main serrant sa courtepointe en patchwork contre sa poitrine plate, l'autre portant une lampe. La lumière, qu'elle tenait à la hauteur de son menton, détachait dans l'ombre son cou ridé et le poignet saillant de la main qui agrippait le patchwork, et agrandissait démesurément les creux et les bosses de son visage osseux, sous sa couronne d'épingles à cheveux. Aux yeux d'Ethan, dont cette heure passée avec Mattie avait plongé l'esprit dans des vapeurs rosées, cette apparition avait la précision intense des rêves qui précèdent immédiatement le réveil. Il eut l'impression de n'avoir jamais pris conscience avant cet instant de l'allure qu'avait sa femme".

Le paysan, Paul Cézanne, 1891


Une passion contrariée
Zeena, jalouse, soupçonne rapidement la passion silencieuse de son mari pour la jolie domestique qui respire la joie de vivre. Elle décide de consulter exceptionnellement un nouveau médecin à Bettsbridge et passe la nuit chez sa tante pour les laisser seuls tous les deux. Ethan dîne avec Mattie dont la beauté l'éblouit : "Il la trouve à l'endroit exact où il avait trouvé Zeena, une lampe à la main, se découpant sur le fond noir de la cuisine. Elle tenait la lampe à la même hauteur, et la lumière dessinait avec la même netteté sa jeune gorge menue et son poignet, aussi fin que celui d'un enfant. Puis l'éclairant par en dessous, elle faisait briller ses lèvres, soulignait ses yeux d'une ombre veloutée, et posait une touche d'une blancheur laiteuse sous les arcs sombres de ses sourcils. Elle portait sa robe de tous les jours, une étoffe sombre, et n'avait rien noué à son cou ; mais elle avait passé dans ses cheveux un bandeau cramoisi. Ce tribut au caractère exceptionnel de la situation la transformait et la glorifiait. Ethan la trouva plus grande, plus épanouie, ses formes et ses gestes lui parurent plus féminins." Cependant, leur unique soirée est gâchée lorsque Mattie casse involontairement un plat en verre offert autrefois comme cadeau de mariage aux époux Frome. Dès son retour, Zeena remarque que celui-ci a été recollé à la glu et demande à son mari de congédier immédiatement Mattie afin d'embaucher une aide ménagère plus robuste. Ethan est brisé de chagrin et regrette d'être marié à cette femme maintenant totalement alitée qui s'il l'abandonnait, resterait seule et sans ressources.

A Lovely Thought, Daniel Ridgway Knight, 1885
(peintre naturaliste américain né en 1839 à Philadephie, Pennsylvanie, et mort en 1924 à Paris)


Une tragédie rurale

Ethan reconduit Mattie en traineau chez son père. En chemin, à la nuit tombée, ils trouvent une luge abandonnée dans la neige et décident de se tuer ensemble en fonçant droit sur un grand orme : "Il alla chercher la luge, clignant des yeux comme un hibou lorsqu'il passa de l'ombre des épicéas au crépuscule transparent qui régnait, à découvert. La pente au-dessous d'eux était déserte (...) Comme ils déployaient leurs ailes pour l'attaquer, il eut l'impression qu'ils s'envolaient vraiment, qu'ils s'envolaient haut dans la nuit nuageuse, laissant Starkfield, infiniment loin au-dessous d'eux, s'évanouir comme un point dans l'espace (...) Mais soudain le visage de sa femme, monstrueusement distordu, s'interposa entre lui et son but, et il fit un mouvement instinctif pour le repousser. La luge, en réaction, fit une embardée, mais il la redressa, la maintint dans l'axe, et se jeta sur la masse noire et saillante. Il y eut un dernier instant où l'air le cingla comme des millions de fils de fer ; puis l'orme ...". Après l'accident, dont Ethan ressort indemne, Mattie reste dans le coma pendant trois jours avant de se réveiller chez Zeena qui prendra soin d'eux pendant plus de vingt ans, comme miraculeusement rétablie au moment précis où on avait besoin d'elle.

Farmstead and Sleigh in Winter, George Henry Durrie, 1863 (collection privée)
L'artiste américain (né en 1820 à Hartford, Connecticut, et mort en 1869 à New Haven) étudie avec Nathaniel Jocelyn, un graveur et portraitiste local, et s'installe à New Haven. Vers 1850, il commence à peindre des scènes de genre de la vie rurale ainsi que des paysages d'hiver qui le rendent populaire
New England Winter Scene, George Henry Durrie, 1858 (collection privée)


Un roman atypique dans la production d'Edith Wharton
L'auteur de Chez les heureux du monde et du Temps de l'innocence s'éloigne des salons bourgeois de New York pour se glisser dans la peau d'un paysan sensible et taiseux. Elle aborde ainsi divers problématiques : l'indépendance des femmes, le désir empêché, le renoncement à la passion, la maladie, le suicide et la fin de vie. Edith Wharton nous plonge dans un huis clos menacé par le déchainement des éléments naturels en hiver (le froid, le gel, la neige, la tombée de la nuit, les arbres pliés sous le vent, ...) et nous pose la question suivante : une existence diminuée, affectivement et physiquement, vaut-elle la peine d'être vécue ? Il est impossible de ne pas se laisser happer par l'intensité dramatique de cette tragédie rurale oppressante où même la mort ne veut pas des héros. Ecrit dans un style sobre, à la construction en revanche compliquée, ce roman est étonnamment contemporain car ses personnages, à la psychologie simplement esquissée, n'ont rien de désuet. Elle s'en explique ainsi dans son introduction : "Le thème de mon récit n'était pas de ceux qui permettent de nombreuses variations. Il fallait le traiter sobrement et sommairement, à la manière même dont la vie s'était toujours présentée à mes protagonistes ; en s'efforçant de rendre leurs sentiments plus élaborés et plus complexes, on trahirait forcément l'ensemble. Ils étaient, en vérité, ces personnages, mes affleurements de granit ; mais seulement à demi déterrés, et à peine plus éloquents."

La romancière prise en photo en 1907
Portrait d'Edith Wharton, née Jones, Edward Harrison May, 1881 (Academy of Arts & Letters, NYC)


***** Clin d'oeil à Un coeur simple de Gustave Flaubert *****
A écouter : http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/flaubert-gustave-un-coeur-simple.html

Félicité et son perroquet Loulou, illustration de 1913 réalisée par Auguste Leroux
pour Un coeur simple de Gustave Flaubert publié en 1877 : Mattie Silver, la domestique dont Ethan Frome s'éprend, peut nous faire penser au caractère et au dévouement de Félicité, la bonne de Madame Aubain


***** Notes *****
* La première traduction d'Ethan Frome a été réalisée par Pierre Leyris en 1984 (disponible dans la collection L'Imaginaire Gallimard). Julie Wolkenstein a également retraduit Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald, publié en 2011 aux éditions P.O.L sous le titre volontairement écourté de Gatsby.