Bob Dylan dans Renaldo & Clara (1978)
Il y a trente ans, le réalisateur Gérard Courant couvrait le festival de Cannes pour la Petite Quinzaine. Bob Dylan y était aussi, pour une raison autre : présenter son film Renaldo & Clara. Les deux hommes se sont-ils rencontrés ? Ce n'est pas sûr. En tout cas Gérard Courant jure que personne, à la Petite Quinzaine, ne s'est aperçu du twist final de l'article... Mais comme on l'apprend dans les écoles de journalisme, l'important n'est pas ce qui est dit, mais ce que la personne aurait pu dire...
ENTRETIEN AVEC BOB DYLAN
Bob Dylan est venu à Cannes au moment où on ne l'attendait plus. Reposé, serein, caché derrière ses habituelles lunettes noires, les cheveux balayés par un mistral tonitruant, assis dans un fauteuil du bar du Carlton, Bob Dylan a accepté de répondre à mes questions. Surprise ! Il s'est acquitté de cette tâche avec gentillesse, justesse et élégance.
Après vingt ans de chansons, pourquoi vous êtes-vous lancé dans une entreprise aussi difficile, hasardeuse et périlleuse que la réalisation de votre premier film : Renaldo et Clara, qui dure 4 heures.
Il y a aucune différence entre écrire et interpréter une chanson et faire un film. Il n'y a pas de différence non plus entre l'organisation d'une tournée et un tournage. Quand j'ai décidé de réaliser Renaldo et Clara, j'avais seulement envie de dire les mêmes choses - on se répète toujours ! - mais autrement.
Justement cet « autrement », ce passage de la chanson au film, n'est-il pas délicat ?
Pas du tout. Dans la mesure où tous les gens que l'on voit sur l'écran sont mes amis, qu'ils ont fait un peu ce qu'ils ont voulu sur le tournage (que je quittais d'ailleurs très souvent laissant les techniciens terminer leur besogne), le film s'est fait tranquillement, sans problème. On avait de l'argent. Pourquoi avoir des problèmes ? Tout ça s'est passé dans une excellente ambiance, je dirais même dans une ambiance familiale.
Ce sont tout de même deux approches très différentes. On ne s'improvise pas metteur en scène de cinéma du jour au lendemain.
C'est vous qui faites une différence. Il n'y en a pas. Je ne connais rien au cinéma, mais j'ai fait un film que, peut-être, les spécialistes de cinéma n'aimeront pas. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Je m'en fous. Comme Blowing in the Wind et The Times they are a changin, j'ai fait ce film pour quelques amis et pour moi-même... Je n'ai pas cherché à réaliser un « produit » vendable pour un quelconque public. C'est quoi, le public ? Est-ce que c'est celui qui achète des millions de disques ?
Vous ne pouvez pas écarter l'idée que vous représentez culturellement, socialement, politiquement, quelque chose d'important aux États-Unis et dans le monde occidental. Un film de Dylan ne passera jamais inaperçu...
Là encore, je n'ai rien fait pour être élevé au rang de pop star. On n'y peut rien. Le « Système » est ainsi fait. Je sais très bien que si je m'étais appelé Smith ou Taylor, je n'aurais jamais trouvé de l'argent pour faire ce film. Ayant de l'argent, pourquoi je m'empêcherais d'utiliser un moyen d'expression coûteux - je le concède - comme le cinéma ?
Il existe de nombreux films où je chante et aucun ne me satisfait pleinement. Les films sont mauvais ou techniquement exécrables. C'est ce qui m'a poussé le plus à réaliser Renaldo et Clara. J'ai rapidement compris que je pouvais tomber dans le même piège sonore. Et c'est là que j'ai décidé de faire un son en stéréo dont je suis très content. Dans Renaldo et Clara, ma voix est juste, celle de Joan Baez aussi et, là, je crois que les gens vont aimer. C'est sûr !
Quand on voit le film sur Janis Joplin, on s'arrache les cheveux de la tête. C'est fou ! L'enregistrement en son normal trahit la violence de sa voix. Cela n'a plus rien à voir avec sa voix !
À vous entendre, on pourrait croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les États-Unis ont connu une crise. La guerre du Vietnam, Watergate, le mouvement hippy, tout ça a ébranlé le « Système ». Dans les années 1960, vous avez connu une notoriété sans précédent. Toute la jeunesse contestataire adhérait à vos chansons, à vos prises de position contre la guerre. Puis, il y a eu votre accident de moto. Et là, il y a eu une mutation. Votre voix s'est modifiée, vos chansons devinrent moins violentes contre les institutions. Certains n'ont plus reconnu le Dylan qu'ils adoraient. Il y a eu une cassure.
Quand cet accident est survenu, j'étais au sommet de ma gloire. La vie devenait impossible. C'était l'époque du grand boom hippy, l'ère psychédélique, quoi ! Tout le monde allait à San Francisco. C'est à cette époque aussi qu'ont circulé les drogues hallucinogènes. Le LSD devint une religion. J'étais dans le mouvement. Tout était possible. On croyait à un changement, à une révolution... C'était une époque où je ne pensais pas du tout faire un film. Aujourd'hui, je suis devenu une sorte de père tranquille du « mouvement ». Tout le monde est plus ou moins dans mon cas. Je sais très bien que certains auraient voulu que je fasse un film politique. J'ai fait un film poétique, je crois. Tant pis pour eux. Ils se trompent sur mon compte. On ne peut pas, pendant toute sa vie, être le chef de file d'un mouvement. Il faut savoir passer le relais à d'autres, à une nouvelle génération. Autrement, on s'épuise. On devient un boy scout de la politique. Ça, je le refuse.
J'ai fait ce film sans trop réfléchir, au gré de mon inspiration. C'est peut-être ce qui a fait dire à certains que c'est un film qui part dans toutes les directions à la fois sans schéma préétabli.
C'est un film sans scénario.
Bien sûr. Si j'avais dû écrire un scénario, je serais encore dessus et le film n'existerait pas. Je ne peux pas travailler si je sais où je vais. J'ai besoin d'être surpris.
Quelle a été votre part de liberté de metteur en scène ?
J'ai fait ce que j'ai voulu. Personne ne m'a empêché de faire quoi que ce soit. J'ai toujours refusé d'être dirigé. C'est une position philosophique que j'ai dans la vie. Quel plaisir y aurait-il à faire un film si une personne - sous prétexte qu'elle a de l'argent - donne des ordres. C'est stupide ! Les producteurs devraient faire des films, ils comprendraient mieux ce que ça veut dire de créer quelque chose. Tout le monde se plaint des producteurs. Pourquoi ? Peut-être parce que les cinéastes se mettent en position de dominés.
Avez-vous envisagé que votre film soit mal reçu, qu'il passe anonymement dans les salles ?
Je ne me pose pas de telles questions. Quand j'écris une chanson, je ne cherche pas à savoir si ça va plaire à telle ou telle personne. C'est stupide ! Ce sont les médiocres qui agissent ainsi. Que tous ceux qui aiment mes chansons viennent voir le film. Je pense qu'ils ne seront pas déçus.
Est-ce que vous pensez renouveler cette expérience cinématographique ?
Je ne sais pas. Si j'ai le temps, oui. Pourquoi je ne recommencerais pas ? Grâce à ce tournage, j'ai rassemblé mes vieux amis, Allen Ginsberg, Jack Elliott, Roger Mac Guinn, ce cher Arlo Guthrie et beaucoup d'autres. Notre métier ne nous permet pas toujours de nous voir comme nous le désirerions. Le tournage fut une vraie fête.
Que pensez-vous du mouvement punk ?
Franchement, je ne connais pas très bien ces gens. Mais d'après ce qu'on m'en a dit, sincèrement, je pense avoir fait un film punk.
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À bientôt.
Propos imaginés à Cannes par Gérard Courant, La Petite quinzaine, n° 35, 31 mai 1978.