Cela a été la victoire du sport contre les menteurs et les tricheurs. Bien sûr, je n’ai rien appris que je ne savais déjà. Je me souviens de l’affaire Festina, en 1998. Il y avait déjà, à cette époque-là, ce sentiment d’impunité dont je parle. Le lendemain de l’arrestation de la voiture Festina, mes collaborateurs se promenaient dans le village du Tour de France, à Dublin, et tout le monde riait. Sachez-le, un membre français du CIO m’a appelée pour me dire: «Mais si on m’avait prévenu un peu plus tôt, j’aurais pu faire taire toute cette histoire…» Voilà quel était le climat à l’époque.Pierre Ballester : Je suis évidemment comme Jean-Emmanuel, je n’ai rien appris non plus. Si l’on veut faire une genèse dans cette affaire, elle est la suivante. En octobre 2012, il y a le rapport de l’Usada qui nous livre des preuves accablantes sur les pratiques dopantes d’Armstrong – milles pages qui pourraient devenir un véritable best-seller! C’est donc grâce à ce rapport que, trois mois plus tard, nous allons assister aux supposés «aveux de dopage» d’Armstrong. Mais, en fait, ce ne sont que des moitiés d’aveux. Certes, il reconnaît sa faute, mais il se garde bien de dénoncer ceux qui l’ont aidé. Parmi eux, je place l’UCI (Union cycliste internationale), l’organisateur du Tour de France, ASO (Amaury Sport Organisation), qui a fait preuve d’un mutisme confondant, et aussi tous les acteurs du sport, ceux qui gravitent autour des sportifs de haut niveau. Je n’oublie pas non plus les médias qui ont fait preuve de conformisme et de paresse…
Jean-Emmanuel Ducoin : Philippe Bordas, vous avez publié un livre absolument merveilleux en 2008, intitulé Forcenés, qui s’avérait pour le moins crépusculaire. Dès les premières lignes, vous écriviez: «Le cyclisme n’a duré qu’un siècle. Ce qui s’appelle encore cyclisme et se donne en spectacle n’est que farce, artefact à la mesure d’un monde faussé par la pollution, la génétique et le biopouvoir. Je veux donner l’entr’aperçu d’un monde avant sa fin.» L’affaire Armstrong aurait-elle comme parachevé votre chef-d’œuvre…Philippe Bordas : Dans ce livre, qui est un testament sur le vélo, j’ai volontairement omis de mentionner Lance Armstrong, bien avant la moindre décision de justice. On me l’a beaucoup reproché. J’ai encore de nombreuses connexions avec d’anciens cyclistes professionnels et ils n’étaient pas dupes des performances d’Armstrong. Il faut savoir que, dans le peloton, il existe une justice relative qui veut que le dopage ait toujours existé. Ce qui a changé, c’est l’arrivée de l’EPO, car cette substance modifiait la puissance organique. Un coureur qui naissait avec des qualités supérieures restait meilleur qu’un autre, du coup, on acceptait qu’il y ait des adjuvants permettant d’aller plus loin. Or, avec l’EPO, des corps de nature inférieure ont accédé aux premiers rangs. C’est à ce moment qu’un sentiment d’injustice s’est développé dans le cyclisme, qui n’est pourtant pas un monde de saints. Armstrong avait certes des qualités, mais pas celles des vrais champions. J’ai toujours été choqué de voir ce spectacle anormal et encore plus de voir les médias accepter et même encenser le dopage à travers ce personnage. Les journalistes ont essayé de créer une légende à partir de rien. Aujourd’hui, ces mêmes personnes ont perdu le sens du langage. Ils n’ont plus de justice interne.Jean-Emmanuel Ducoin : Le paradoxe suprême, dans cette affaire, c’est que, au regard de l’histoire, Lance Armstrong n’aura jamais été déclaré officiellement positif et s’il est «tombé», c’est grâce à une enquête digne des plus impressionnantes méthodes policières américaines, avec des témoignages, des recoupements, des preuves écrites, des e-mails, des traces de transferts de fonds, etc. Une question me vient donc naturellement: quelle est la responsabilité du pouvoir sportif dans cette vaste supercherie, qui aura duré plus de dix ans?Marie-George Buffet : Cela pose en effet la question des moyens qu’il faut accorder à la lutte antidopage. Il a fallu une enquête presque criminelle pour confondre Lance Armstrong. Cela signifie que, plus que jamais, il faut donner les moyens aux chercheurs de chercher, et cela prend du temps et nécessite de l’argent, beaucoup d’argent. L’autre question, c’est la loi, je le reconnais. Faut-il la changer ? Je ne le crois pas. Nous ne devons pas arriver à un système à l’américaine où le témoignage peut suffire à prouver la culpabilité de quelqu’un. Il faut en rester à notre loi, où la preuve fait justement loi. Mais demeure pour moi une autre question, fondamentale: comment soustraire le sport aux contraintes du monde de l’argent? Or, dans ce domaine, nous n’entendons plus «le» politique prendre la parole. À l’évidence, il faut réinventer une parole publique forte, car à travers le sport, chacun l’a bien compris, c’est une vision de la société tout entière qui se joue… Jean-Emmanuel Ducoin : Lance Armstrong est aujourd’hui le paria absolu, et pour cause, il l’a bien mérité. Mais tout le monde lui tombe dessus, à commencer par certains journalistes et autres commentateurs qui étaient moins regardants il y a dix ans et lui léchaient les bottes. Je le dis sans honte: ces récents convertis d’un vélo éthiquement compatible ressemblent aux «résistants» d’après la bataille de Paris, ils ont le courage tardif et le verbe un peu trop haut pour être honnête. Je referme la parenthèse. Donc on accuse Armstrong, mais Hein Verbruggen, l’ancien président de l’UCI et toujours actuellement au CIO, n’est-il pas tout aussi responsable et coupable?Marie-George Buffet : Hein Verbruggen est, selon moi, un voyou qui a tranquillement couvert les agissements d’Armstrong. Il a toujours tout fait pour freiner la lutte contre le dopage et, notamment, lorsqu’il était président de la commission du CIO chargée d’examiner les candidatures pour les jeux Olympiques de 2008. Je suis bien placée pour le savoir, il a fait pression sur le gouvernement français afin qu’il assouplisse sa loi sur le dopage. Sinon? Pas de Jeux, menaçait-il. C’était du chantage! Et nous n’avons pas eu les Jeux…
Pierre Ballester : Les dirigeants comme Verbruggen ont en effet une responsabilité totale ! Il ne faut pas oublier que ce président a investi, à l’époque, de l’argent dans l’équipe de l’Américain – vous avez bien entendu. En retour, Lance Armstrong a donné de l’argent à l’UCI pour qu’elle lutte contre le dopage. C’était assez cynique, n’est-ce pas… L’UCI, la société du Tour de France (ASO) et le CIO participent tous d’une grande fête populaire que l’on nous vend comme telle. Et là, le mot vendre prend tout son sens. Ils attendent tous les retours financiers sur investissement. Le sport de haut niveau est devenu un œdème que l’on a laissé grossir et qui n’a plus de comptes à rendre à personne. Le sport est devenu une bulle ultralibérale où tout est permis. Quant à ASO, sa responsabilité est d’autant plus grande que c’est son événement qui est dénaturé depuis une quinzaine d’années. ASO a pris un virage politique et industriel, en privilégiant l’impact financier au détriment de l’éthique d’un sport. Les dirigeants d’ASO ont donné le champ libre à la marchandisation du cyclisme. Le Tour est une reine de beauté qui cache sous ses jupes un enfant honteux issu du ménage à trois du mensonge, de la triche et de l’argent.
Jean-Emmanuel Ducoin : Nous avons sans doute oublié un peu vite que le sport, depuis les années 1980, a toujours été un laboratoire expérimental du capitalisme néolibéral. Depuis, le monde marchand a pris le pouvoir au détriment du sport. Plus grave, le mode identificatoire, autrefois important pour le peuple, a peu à peu disparu. Jadis, devant les yeux et dans les cœurs des spectateurs, la France prenait chair par l’intermédiaire des exploits pédalants de leurs pareils, hommes du peuple durs à la tâche, les «forçats de la route» portaient bien leur nom. Désormais, le sport a versé dans le spectacle marchandisé, et le Tour de France, chaque année un peu plus, est passé du mythe au produit. Après 24 Tours de France, j’ai eu le temps d’assister à cette évolution. C’est terrible à dire pour l’amoureux que je suis encore, mais le Tour s’est banalisé. Il se consomme plus qu’il ne se fantasme…Philippe Bordas : Oui, il y a un double mouvement dans le sport et dans le cyclisme en particulier, c’est en effet la question du spectacle. Avec l’arrivée de la télévision, ce sport, qui était un emblème de l’identification populaire, est devenu simplement un spectacle et, à ce titre, il a été commercialisé. Le deuxième point du changement, c’est la mutation génétique: la commercialisation du corps. Le cycliste est devenu le cobaye de l’industrie pharmaceutique. Les cyclistes, qui sont certes des forcenés, sont devenus des sacrifiés. Le seul moteur qui leur reste est donc l’argent, puisque la gloire n’a plus de sens. Ils sont là pour faire de bonnes affaires.Jean-Emmanuel Ducoin : Sans Marie-George Buffet, la lutte contre le dopage en serait encore à la préhistoire et je peux affirmer que, sans elle, l’Agence mondiale antidopage (AMA) n’existerait même pas… Alors que nous sommes tous un peu les bras ballants devant la situation du cyclisme et du sport en général, alors que je regrette personnellement que les sportifs eux-mêmes aient si peu de conscience de classe et refusent de se révolter contre leur propre exploitation, une seule question se pose encore aujourd’hui, à mes yeux, plus que jamais d’ailleurs: le pouvoir politique peut-il inverser cette tendance et contrecarrer la mainmise du monde marchand?Marie-George Buffet : Je pense que le politique peut encore quelque chose, mais cela demande que celui-ci ne s’efface pas. Ce n’est pas le cas en ce moment. Il faut que ce soit un combat national, international. Pour le dopage nous avons réussi à infléchir les positions du CIO, pourquoi ne pas faire la même chose pour les flux financiers? Pourquoi ne pas créer une instance internationale qui surveillerait tout cela? Mais il faut aussi que les sportifs eux-mêmes se prennent en main. On ne pourra pas tout.Pierre Ballester : J’ai malheureusement le sentiment que les politiques n’ont plus le pouvoir. Les puissances économiques ont pris le dessus. Regardez Michel Platini, président de l’UEFA, et son fair-play financier pour les clubs de football. Que s’est-il passé depuis six ans? Rien. En France, un Russe investit des millions à Monaco, et à Paris, les Qataris dépensent des fortunes pour le PSG. On laisse engluer les choses, on les banalise. Alors, évidemment, il faut que les politiques agissent, mais qui et pour quoi faire? Franchement, reconnaissons-le: qu’est-ce qui a été entrepris pour améliorer la lutte contre le dopage depuis la loi Buffet? Rien. Absolument rien. Je suis donc très pessimiste car le dopage n’est qu’un des fléaux qui touchent le sport.Philippe Bordas : Le sport, tel qu’il est, est une vitrine de l’affrontement capitaliste. Il a toujours été utilisé par les politiques avec un certain cynisme, que ce soit par les pays de l’Est ou ceux de l’Ouest. Politiquement, il y a toujours une déviation de la beauté du sport comme gestuelle antique vers la performance. L’énorme problème, c’est celui du XXe siècle, cette dérive des sociétés qui ont perdu le sens de la foi et du sacré, et donc des rituels. Le geste est lié au rituel. On ne s’occupe plus que de la performance. L’autre inquiétude est, à ce jour, qu’il n’existe pas une contre-société démontrant que l’épanouissement passe par le geste et non par la performance. Il n’y a aucun exemple de cet esprit sportif sorti de la folie de la performance. Nous n’arrivons pas à trouver un usage démocratique du sport qui renverrait à autre chose qu’à la performance. Le sport et la démocratie hérités de la Grèce antique n’ont pu être régénérés par autre chose que cette sacro-sainte performance et son économisme.
(*) À lire: "Fin de cycle", de Pierre Ballester (Éditions La Martinière, mai 2013) ; "Forcenés", de Philippe Bordas (Éditions Folio, juin 2013) ; "Go Lance ! le Roman vrai de Lance Armstrong", de Jean-Emmanuel Ducoin (Éditions Fayard, juin 2013).