C’est par le projet A Subtlety, or the Marvelous Sugar Baby que j’ai découvert le travail poignant de Kara Walker, artiste afro-américaine connue pour ses personnages noirs caricaturés et sa réflexion essentiellement menée sur les questions de l’esclavage et du racisme.
Première œuvre publique et monumentale de l’artiste, A Subtlety a été réalisée dans et à destination de l’ancienne raffinerie de sucre Domino à Brooklyn, devenue un grand hangar désaffecté promis à la démolition. Jusqu’au 6 juillet, une femme noire de 23 mètres de long, nue mais sommée d’un turban, occupait telle un sphinx l’espace intérieur de l’usine. Réalisé à partir de blocs de polystyrène ressemblant furieusement à des morceaux de sucre, le colosse a été recouvert d’un enduit fait de sucre additionné d’eau. L’effet est saisissant.
Kara Walker, A Subtlety, 2014 Photography by Jason Wyche, Courtesy Creative Time, 2014
Sculpté en deux mois par une équipe de vingt personnes, le sphinx renvoie à un monument qui aurait dû voir le jour dans les années 20 en l’honneur des « mammies », les esclaves africaines qui étaient chargées de surveiller les enfants de leur maître aux USA.
Mais le rendu devient complètement assommant lorsque l’on remarque les quinze figures à taille humaine qui entourent la déesse alanguie. Il s’agit de jeunes porteurs, évoquant clairement les anciens esclaves des plantations dans le Sud des Etats-Unis, confectionnés en résine puis engobés de mélasse ; certains d’entre eux ont même été élaborés à partir d’un mélange de sucre, de sirop de maïs et d’eau coulé dans des moules en plâtre. Laissé à l’air libre et à température ambiante, l’ensemble des pièces exposées suinte, goutte, saigne et fond progressivement, gisant dans des marres de mélasse.
© Andrew Burton/Getty Images
Deux thèmes majeurs s’interpénètrent dans A Subtlety : le sucre en tant que matière, et l’origine de sa production, intimement liée à la Traite des Noirs. Hommage au passé du lieu, le projet se veut également une ode aux personnes qui ont forgé cette histoire de leurs mains.
Comme souvent, Kara Walker substitue au caramel l’humour et l’exagération pour enrober le message qu’elle souhaite faire passer. Tout d’abord, par le recours à un phénotype complètement caricaturé pour la Vénus aux formes pleines, au nez épaté et aux lèvres proéminentes, qui permet de l’identifier immédiatement comme une « black maid ». Ensuite, par le contraste entre cette femme, que l’on comprend justement noire, et son épiderme d’un blanc quasi immaculé.
Kara Walker, A Subtlety, 2014 Photography by Jason Wyche, Courtesy Creative Time, 2014
Enfin, l’artiste joue sur le décalage entre le titre de son travail (« Une subtilité ») et ses dimensions titanesques. Mais il faut savoir que le nom rappelle également les sotiltees ou subtleties, des sculptures comestibles qui étaient réalisées essentiellement en sucre dans le cadre de grandes réceptions dès le Moyen-Age : certainement que les membres de la haute société aurait peu apprécié ce type de figure en guise de centre de table…
Affichée mais non exhibée, modeste mais non soumise, la Marvelous Sugar Baby de Walker s’érige en véritable icône américaine, symbole de tout un peuple et de toute une histoire. La plasticienne constate plus qu’elle condamne, et réussit à proposer une œuvre qui ne saurait avoir de sens ailleurs que dans l’usine Domino.
© Andrew Burton/Getty Images
.
Plus d’informations : http://creativetime.org/projects/karawalker/
Classé dans:Actualités, Art, Oeuvre décryptée Tagged: a subtlety, domino, kara walker, Marvelous Sugar Baby, sphinx, sucre