En son temps, Jules Verne avait écrit Le Sphinx des glaces en s’appuyant sur un roman inachevé d’Edgar Poe (Les Aventures d’Arthur Gordon Pym), c’est un peu ce qu’ a entrepris Dan Simmons avec son Drood qui lui s’inspire du bouquin de Charles Dickens, Le Mystère d’Edwin Drood, roman inachevé là aussi.
Dan Simmons va nous faire revivre les cinq dernières années de la vie de Charles Dickens (1812-1870) incluant son décès qui recèle encore des zones d’ombre aujourd’hui. Le 9 juin 1865, Dickens frôle la mort lors d'un accident de train tombant d'un viaduc, causant de nombreux morts et blessés. L'écrivain a la chance de se trouver dans un des wagons qui ne soit pas tombé dans l’abîme. Dans le chaos qui s’ensuit, parmi les cadavres il croise un homme étrange nommé Drood. Persuadé qu'il a rencontré un assassin hors du commun, l'écrivain est pris d'une fascination obsessionnelle et va tenter de le retrouver, entraînant son collègue romancier Wilkie Collins (le narrateur du roman) dans ses recherches. Ensemble, ils vont parcourir les sous-sols de Londres, y découvrant l'équivalent d'une ville où règnent la misère, le meurtre, la drogue et peut-être pire encore.
Thriller gothique, avec cryptes, cimetières et souterrains habités par une faune étrange et dangereuse ; roman victorien parfaitement documenté sur le Londres du XIXème siècle, biographie romancée de Charles Dickens et Wilkie Collins où le second en vient à vouloir la mort du premier ; mais aussi et surtout fascinant roman sur la création littéraire, Dans Simmons mêle le tout avec une maestria confondante et embarque le lecteur dans un scénario hallucinant. Impossible de résumer ce monstrueux pavé de presque neuf-cents pages où le lecteur croise un adepte de rites égyptiens antiques, des experts en hypnose, des meurtres, des fantômes etc. se mariant parfaitement avec la biographie réelle des deux écrivains amis, Dickens et Collins. Il sera d’ailleurs bon pour le lecteur éventuel, d’aller jeter un œil sur leurs bios sur Wikipédia avant de se lancer dans sa lecture afin d’en apprécier au mieux les multiples entrelacs.
Mais derrière cette façade d’effroi et d’angoisse déjà réussie en elle-même, le récit atteint des sommets quand Simmons parvient à insuffler dans l’esprit du lecteur des doutes et une perte de repères, l’amenant à ne plus savoir si Wilkie Collins, opiomane avéré, n’a pas inventé toute cette histoire, l’esprit bouffé par la drogue, à moins que ce ne soit Dickens lui-même qui tire les ficelles dans l’ombre à l’insu de Collins. Qui est qui ? Où est le vrai, où est le faux ? C’est ce délicieux vertige qui fait la grande force de ce roman tentaculaire, comme des poupées russes avec un roman dans le roman.
Beaucoup de talent chez ce Dan Simmons, outre une documentation monumentale et parfaitement maîtrisée des œuvres de Dickens et Collins, une connaissance profonde de l’époque et des lieux cités, l’écrivain se réapproprie le style littéraire de certains romans du XIXème qui paraissaient d’abord en feuilletons dans les journaux (longueurs, rebondissements, mode de l’orientalisme…). Un excellent roman que ce Drood, même si un pavé de neuf-cents pages ce n’est pas rien… dans un sac de plage !