paru dans CQFD n°122 (mai 2014), rubrique Le dossier, par Jean-Claude Leyraud, illustré par ferri
mis en ligne le 16/07/2014Le vin dit « naturel » est né dans la mouvance de l’agriculture biologique. Alors que beaucoup se contentaient d’un vin issu de raisins cultivés en agriculture biologique, certains ont fait remarquer que le vin bio, malgré le travail honorable effectué sur la vigne, ne tranchait pas vraiment avec ce qu’était devenu le vin à l’heure industrielle : un produit édulcoré, dénaturé par l’ajout d’antioxydants, de levures artificielles, d’exhausteurs d’arôme, de correcteurs d’acidité… en bref, un produit mort. Il fallait donc étendre l’exigence de respect des processus naturels à la vinification, l’élevage et la mise en bouteille, afin d’obtenir un produit vraiment « naturel », « vivant ».
Mais, dans de nombreux cas, cette recherche conséquente de la radicalité fut peu à peu déviée vers la poursuite d’un purisme. En plus du refus du levurage [2], on se mit à parler principalement du vin sans soufre (SO2), un antioxydant à proscrire [3], promu au rang de symbole du refus total de la tricherie, du maquillage exacerbé sur le vin. Pourtant, l’absence de soufre peut présenter des risques élevés d’altération pour les vins vivants, notamment dans leur transport. C’est ainsi qu’un vigneron connu comme Marcel Richaud, à Cairanne, qui vinifie sans la protection du soufre et souhaite que son vin reste parfait jusqu’au bout, a fait du froid stabilisateur son credo. Il refroidit ses raisins avant de les vinifier, il refroidit ensuite son vin et exige un conteneur réfrigéré pour le transport de ses bouteilles afin de garantir la stabilité du vin et va jusqu’à s’assurer personnellement que ses clients de New York ou de Shanghai sont bien munis de caves réfrigérées pour accueillir le nectar. Le vin naturel, qui a d’abord vocation de s’inscrire dans un circuit court de consommation, est ici victime de son succès et doit s’adapter à la loi d’une demande mondialisée. Bonjour l’empreinte carbone !
« La redécouverte du goût du vin est sans doute à la clef d’un changement des mentalités. Nombreux sont ceux qui aspirent aujourd’hui à terrasser leur dégoût d’une société acquise à la fadeur banalisée des aliments issus de modes de production souvent polluants et peu viables à court terme », affirmait la revue Les Périphériques vous parlent [4]. Ainsi, ce qui engage désormais les producteurs de vins naturels « à ne pas tricher » constitue une charte éthique, philosophique, la recherche de la pureté, seul moyen d’installer un rapport de confiance entre producteurs et destinataires du vin. On voit que cette recherche de la pureté du vin est assimilée à une démarche esthétique. Et sous prétexte qu’aucun homme n’est capable de faire deux fois le même vin, on a voulu y voir une œuvre personnalisée, unique, non plus le résultat d’un savoir-faire composant avec ce qu’offre la nature, d’un modeste artisanat, mais carrément une œuvre d’art ! Voilà donc le vin devenu une création artistique, le vigneron étant l’artiste qui doit sentir, « quand l’œuvre est terminée, qu’il n’y a plus qu’à apposer sa signature sur l’étiquette », comme l’affirme dans la revue, Jean-Pierre Robinot, du domaine Les Vignes de l’Ange Vin. Le vin est alors vu comme une façon de penser relative à chaque vigneron, à la sensibilité de l’être qui l’a vinifié, certains se bornant à faire entièrement confiance à la nature, d’autres voulant l’accompagner, d’autres encore concevant leur travail comme une surveillance maîtrisée, impliquant des connaissances…
Alors que l’artisan savait s’effacer derrière le produit de son savoir-faire, on en est venu à survaloriser le vigneron, certes méritoire, en lui accordant un statut d’artiste. Et par voie de conséquence on a demandé aux buveurs de ce vin d’acquérir une nouvelle sensibilité, une culture autre du goût. Cela tombait bien, car cette clientèle, conforme en cela à une tendance profonde dans la société, avait une propension marquée à admirer une marchandise vedette, à flatter l’ego des vinificateurs en les mythifiant (eux qui n’avaient pas besoin de ça !), en faisant de certains d’entre eux des vedettes. En retour, les consommateurs, bien sûr, se flattent eux-mêmes d’être devenus des initiés à cette nouvelle culture. Chacun se frise à tour de rôle. Alors qu’il s’agit tout simplement de vrais vins, de bons vins, que l’on reconnaît surtout en bouche au fait qu’ils passent avec fluidité, et laissent une impression d’harmonie.
Contrairement aux vins industriels, dont la dégustation fait ressortir d’une manière exacerbée un ou plusieurs caractères particuliers, rien n’accroche dans les vins naturels, les parfums sont présents, mais se fondent dans un équilibre harmonieux entre alcool, acidité et tannins (pour les rouges). Ce qui compte c’est l’impression d’ensemble, le sentiment qu’elle vous communique. C’est déjà beaucoup, me direz-vous, par rapport aux pinards industriels, mais ce n’est que du vin : on n’a pas à surévaluer un vrai vin par rapport aux produits de merde proposés partout. Ce qu’il faut mettre en avant, c’est l’exigence que ce monde soit à nouveau en état de proposer des produits normaux, vivants, qui ont du goût, et qu’il y en ait pour tout le monde. Pour cela, il faut faire une révolution ! Mais en réalité cette démarche, ce purisme, se payent souvent cher. Ainsi s’organise autour de ces vins « naturels » tout un circuit de distribution où l’on vend l’image d’une pseudo exigence devenue furieusement tendance et coûteuse. À Paris, les cavistes spécialisés en vins naturels et autres bistrots bobos, mal maquillés d’un faux-semblant de convivialité, font florès : on en compte désormais une cinquantaine.
D’ailleurs, comment sont fixés les prix de ces vins ? Plusieurs éléments peuvent rentrer en ligne de compte. D’abord on ne peut s’abstraire d’un contexte géographique et humain donné (terroir, appellation) et d’un prix moyen en vigueur dans ce lieu ; ce prix sera augmenté de la plus-value supposée être conférée au vin par la recherche d’une qualité supérieure, que ce soit dans la vigne (par exemple la qualité induite par la recherche de petits rendements) ou dans la cave (refus en général des procédés industriels), par le degré de sophistication ; le tout est combiné avec le calcul d’une rentabilité recherchée en fonction des objectifs personnels qu’on s’est fixé. Un vigneron isolé comme Julian, dans le Piémont cévenol, qui est à la tête d’un domaine d’une vingtaine d’hectares et d’une production conséquente, peut mettre des vins « ordinaires » à la portée de toutes les bourses – autour de 5 euros le litre. Dans la fourchette des prix « raisonnables », le gamay du domaine Lapierre titre à 8 euros le litre et son morgon, très réputé, à 16 euros. Mais nombreux sont ceux qui, œuvrant sur de petites surfaces, avec des rendements très faibles, prétendent malgré tout vivre confortablement de leur travail en voulant faire payer aux autres le prix de leur passion et de leur « prise de risque ». Une terre en bonne santé, une vigne en bonne santé doivent pouvoir produire une quantité raisonnable de raisins de bonne qualité. Et puis, il faut songer à sortir de la monoculture pour aller vers la polyculture. On n’insistera pas sur ceux qui pensent que le seul travail à la cave peut suppléer à un terroir inexistant. Ou sur ceux qui, « naturels » à la cave, veulent faire oublier par leurs discours qu’ils ne le sont pas toujours dans les vignes, ça existe ! La culture en raisin biologique n’est pas une garantie d’une vinification saine.
Il est temps de réaffirmer haut et fort que non, le vin, même « naturel », n’est pas une œuvre artistique, et le vigneron n’est pas un artiste, mais au mieux un bon artisan. C’est en fait un paysan comme les autres, si ce n’est qu’il a su parfois mieux valoriser son produit, mais s’il l’a fait en épousant à fond la logique marchande, ce n’est pas forcément respectable. C’est pourquoi, le milieu du vin dit « naturel » doit être pénétré par la critique sociale, ou il se condamnera à n’être qu’un effet de mode, ainsi que l’appellation contrôlée de cet effet de mode.
Notes
[1] Les méthodes de biodynamie s’inscrivent dans un strict respect de l’organisme agricole, limitant l’utilisation d’intrants comme les engrais et les produits phytosanitaires. Elles se basent également sur les calendriers lunaire et planétaires.[2] Alors que les levures naturelles – ces micro-organismes responsables de la fermentation alcoolique – se trouvent naturellement sur les baies de raisin et dans le sol, ainsi que dans le chai, l’usage de pesticides à la vigne et les procédés industriels en cave ont massacré allègrement ces levures indigènes. Les vignerons modernes ont opté pour l’emploi de levures de synthèse, parfois OGM. C’est ce levurage que rejettent les vignerons « naturels ».[3] Le soufre, plus exactement le SO2, est l’antioxydant le plus utilisé afin de stabiliser le vin. Absorbé par l’organisme, il augmente la pression artérielle. Le fameux mal de tête est la conséquence d’une vasodilatation et de la pression exercée sur la boîte crânienne. Les fameux sulfites sont moléculairement chimiques, et leur innocuité n’a pas été démontrée.[4] Les Périphériques vous parlent, Spécial Vins vivants, Vins naturels, n°27, 2009.