J’aime quand lire rime avec voyager, dans le temps et dans l’espace. Ce que nous offre à coup sûr Philip Kerr. La plupart du temps en Allemagne. Pour la 8e fois, avec l’inspecteur Bernie Gunther. Dans l’Allemagne contaminée par la peste brune du nazisme.
Prague fatale est bâti autour du sombre personnage de Reinhard Heydrich, ancien chef de la Gestapo, nommé, en septembre 1941, Protecteur adjoint de Bohème-Moravie, territoire sous la botte allemande et correspondant à l’actuelle République tchèque. Après avoir fait régner la terreur durant plusieurs mois, « l’homme au cœur de fer » succombera des suites d’un attentat, lequel donnera lieu aune violente répression de la part des Allemands. Avant la rencontre de son heure fatidique, à l’âge de 38 ans, l’un des SS les plus craints du Reich aura semé la mort chez les Juifs, les Polonais, les Tchèques, et aura joué un rôle majeur dans la mise en œuvre de ce qui fut appelé la solution finale, l’extermination systématique des Juifs.
L’inspecteur Bernie Gunther, atypique, frondeur, doué, intrinsèquement insubordonné, est profondément affecté par son dernier mandat à titre de capitaine des services de renseignements sur le front de l’Est où il a constaté et participé, à son corps défendant, au massacre des ennemis du Reich. À peine de retour à Berlin dans son poste de policier, il reçoit une invitation de Heydrich. Or, on ne peut refuser une invitation de Heydrich… Il se rend donc à Prague où il devra, pour sauver sa peau, résoudre un meurtre étrange.
L’intérêt de ce roman tient au brillant amalgame d’une enquête fictive sur fond de vérité et de précision historiques. Mais aussi sur l’habileté de Kerr à nous faire vivre, du point de vue allemand, l’ambivalence au sein des troupes, la peur, l’obéissance coupable ou la dangereuse résistance, le sadisme aussi, la férocité sans âme. Et l’inévitable compromission pour survivre.
Gunther nous entraine dans son investigation, nous laissant l’impression de tourner en rond jusqu’à la conclusion, inattendue et ingénieuse. Mais violente aussi, d’une férocité qui n’a rien de gratuit, mais qui illustre sans concession les méthodes nazies pour délier les langues. Heureusement, l’auteur, par son style imagé, injecte à son récit de l’humour, qui, bien que caustique, apporte un équilibre à ce que ces pages noires de l’histoire ont d’insupportable, humour dont font particulièrement les frais les personnages dont il tire le portrait.
« Un grand majordome portant une queue-de-pie et un col cassé pénétra en silence dans le couloir et se fendit d’une courbette, me laissant suffisamment de temps pour avoir une bonne vue de ses cheveux, qui, de même que son expression de déférence, semblaient avoir été dessinés sur sa tête. Le ruban de la croix de fer de première classe à son revers était du meilleur effet, rappelant à tous les porteurs d’uniformes que lui aussi avait fait sa part dans les tranchées. Il avait un visage épais aux joues flasques et une soupe de bœuf encore plus épaisse en guise de voix. » p. 144
« Même sans uniforme, ce général était un piètre exemple de la race des seigneurs. Version Himmler binoclard, avec cheveux dégarnis, grande bouche et double menton, c’était un de ces nazis au teint blême qui me donnaient l’impression d’un poisson très froid sur un plat très blanc. » p. 159
« Travailler pour Heydrich, c’était comme faire des risettes à un sale matou tout en cherchant autour de soi le trou de souris le plus proche. » p. 176
Rarement lyrique, Kerr a une manière bien à lui de décrire les lieux :
« Prague à l’automne 1941 offrait l’image d’une couronne d’épines avec des pointes en plus, telle qu’aurait pu la peindre Lucas Cranach. Une ville de flèches d’église, à coup sûr. Même les flèches avaient des flèches plus petites, à la façon de jeunes carottes poussant sur de plus grosses. Ce qui conférait à la vaste capitale de la Bohême quelque chose d’étrangement tranchant et déchiqueté. Où que vous tourniez les yeux, c’était comme une hallebarde suisse dans un porte-parapluies. » p. 183
Prague fatale : un bon roman policier qui conjugue le suspense et le plaisir littéraire.
Philip Kerr, Prague fatale, Éditions du masque, Paris, 2011, 407 pages.