Surprenante découverte d’un chercheur amateur, qui va jusqu’à suggérer que les deux auteurs se sont rencontrés.
Sur la biographie d’Edgar Allan Poe flotte une brume de mystère qui souvent s’épaissit. Au début de l’année 1832, on l’aperçoit chez sa tante à Baltimore, avant de perdre complètement sa trace. Où est l’inventeur du roman policier pendant ces quelques mois ? D’aucuns pensent qu’il serait parti se mêler aux insurrections européennes. Un certain David Ianiroff a son hypothèse : en 1832, dit-il, Edgar Poe se rend à Paris, où il est introduit par Fenimore Cooper auprès d’Alexandre Dumas. Les deux compères partagent peut-être un appartement, du moins quelques causeries littéraires, et s’amusent à résoudre un fait divers, « insoluble » aux dires de la police : celui qui aurait inspiré la nouvelle fondatrice de Poe, « Double assassinat dans la rue Morgue ».
David Ianiroff, ou Jocelyn Fiorina de son vrai nom,ingénieur français spécialisé en télécommunications, est la dernière personne que l’on aurait attendue dans cette affaire. Lorsqu’il entend parler, au début de 2013, d’un texte de Dumas publié en italien, L’Assassinio di rue Saint-Roch, il décide de le traduire en français. Ne pouvant s’arrêter là, il endosse l’habit du personnage du « Double assassinat », l’analyste Dupin, et s’efforce de résoudre l’énigme des rapports entre les deux textes. Et il a tout retrouvé : le crime originel, les relations communes, et ces dates qui correspondent comme par magie. Il nous livre son enquête en postface de sa traduction du texte de Dumas (1), qui reprend trait pour trait l’intrigue de Poe, parue en France en 1856.
Le récit de Dumas a été publié en 1860, en feuilleton, dansL’Indipendente, qu’il avait fondé pendant ses années italiennes. La rue Saint-Roch y remplace la rue Morgue, les dialogues sont plus développés, mais la différence majeure réside dans le nom du personnage principal : Dupin devient… Edgar Poe ! « Je suppose qu’alors Poe n’était pas traduit en italien, Dumas pouvait donc s’emparer du texte sans qu’on crie au plagiat. Faire de l’auteur initial un des personnages était un clin d’oeil », suggère Claude Schopp, spécialiste de Dumas, peu convaincu par l’idée d’une rencontre entre les auteurs : « Il faut être très prudent. S’il avait connu Poe, Dumas en aurait parlé dans ses Mémoires, ses lettres. C’est à mon avis complètement fou. » L’enthousiasme de Jocelyn Fiorina n’en est pas refroidi : « Imaginons un écrivain, Edgar Poe, qui part en France sous pseudonyme pour participer aux insurrections républicaines. Ça paraît délirant, mais c’est ce qu’a fait Alexandre Dumas : parti en Italie sous des faux noms, il a participé pour le compte d’une société secrète à des plans d’insurrection. »
Henri Justin, spécialiste d’Edgar Poe, est lui aussi sceptique : « On raconte que Poe a voyagé en Europe, mais, pour la plupart des spécialistes, c’est une légende. » Intrigué, il a cherché les références à l’oeuvre de Dumas chez Poe et n’a trouvé qu’une mention, en 1849, dans une liste d’écrivains reconnus. « Les chances que Poe ait connu l’oeuvre de Dumas en 1832 sont quasi nulles. » En revanche, les deux universitaires montrent beaucoup plus d’intérêt pour la plus récente découverte de Jocelyn Fiorina : le début du manuscrit en français, signé de la main d’Alexandre Dumas. « Ce document a été pris pour une lettre, et personne ne voyait à quoi cela faisait référence. En fait, il s’agit du début du manuscrit de L’Assassinat de la rue Saint-Roch, où Dumas s’adresse au préfet de police de Naples. Je l’ai retrouvé à un endroit tellement évident que personne n’avait pensé à l’y chercher : dans la collection où figure le manuscrit du “Double assassinat dans la rue Morgue” de Poe ! » Lorsqu’on lui rapporte la méfiance des spécialistes, l’enquêteur ne se démonte pas : « Les faits que j’avance sont prouvés et véridiques, mais je ne donne pas de réponse définitive. Au lecteur de se faire son opinion. » Mais, quand on évoque le rêve qu’un jour, peut-être, lumière soit faite sur cette affaire, il ne partage pas cet espoir : « Sans preuve, le mystère reste intact ! »
Par Clémentine Baron
Source: Le Magazine Littéraire