« La fête me fascinait moins par ses répétitions que par la rupture qu'elle entraîne dans la durée ; au contraire de la doctrine classique, prolongée par les essais de Caillois ou de Bataille, j'ai insisté sur la cassure qu'elle provoque dans l'enchaînement des déterminismes : ne s'agit-il pas d'une action collective au cours de laquelle, d'une manière imprévisible et que ne réglemente pas la répétition des anniversaires, l'homme, pour un bref instant, découvre que tout est devenu possible ? »
Ainsi s'opposeraient fondamentalement pour jean Duvignaud la cité, monde de l'ordre, du logos et de la rationalité à celui de la « nature » réservoir chaotique d'énergie et de forces. Cette antinomie introduit une tension dans toutes les formes de nos cultures, en particulier dans les mythes, tension entre l'ordre rationnel et une pensée « nomade. » refoulée, mais qui fait retour de manière imprévisible
À côté de cet espace d'aventures, la ville est une niche protégée contre la nature, conçue peut-être justement afin d'échapper à l'angoisse qu'inspiré une matière incontrôlée avec ses forces disséminées.
« Le mythe, écrit Marcel Détienne, entretient certes une relation avec l'environnement, avec le donné écologique, avec le social et l'histoire d'un groupe, mais c'est une relation directe et médiate, celle qui convient à un discours autonome prélevant dans la réalité les éléments dont il dispose souverainement. » On ne peut mieux dire que la structure des mythes s'édifie avec des éléments arrachés à la pensée errante, et que l'élaboration des systèmes est corrélatif de la composition des lieux clos où ces systèmes se concentrent. La ville compose ses mythes avec des fragments de représentations collectives empruntés à un univers différent, univers nomade.On voit que la ville ne peut traiter la narration des aventures et les récits nomades qu'à travers une nostalgie, et sans doute beaucoup de dédain de la part de ceux qui s'installent dans le discours institué et les « beaux-arts ». Elle est là, pourtant, cette parole errante, dans les ports et dans les rues ; elle envahit la pensée des enfants ou des femmes dans une civilisation où l'homme seul dispose du privilège de la pensée et de la création. Elle émerge à travers les contes.
Une masse de figures imaginaires peuple également la vie subconsciente de l'Europe. Parole errante, elle aussi, et qui prendra, sans doute arbitrairement, pour thème les aventures des chevaliers, liant attachement à l'ordre féodal au nomadisme perdu(ce serait le sens profond de la quête). Là se mêlent des figures empruntées à l'Islam, à l'Orient plus lointain, aux restes des narrations hellénistiques, à ce courant souterrain dont parle Erwin Rhode. Où survivent des rêves normands, celtes, germains ou saxons. Où le chamanisme de la steppe se confond avec les obsessions chrétiennes. (C'est moi qui souligne).JEAN DUVIGNAUD LE DON DU RIEN. TERAEDRE
Le déguisé s'empare d'un paquet de significations qui renvoient à une toute autre image du monde qui n'a plus rien de l'ordre réel ; image du monde où le possible et l'imaginaire dominent le réel .
« Cette fête - les fêtes de la Renaissance - est un piège
Image sauvage dans la fête de la Renaissance. Symbole, désormais sur la scène du théâtre à l'italienne et de l'opéra, mais à quel prix...
Tout se passe comme si la mentalité européenne, au moment de la révolution technologique dont les effets bouleversent son image du monde, fuyait les conséquences de la vision qu'impliquait la machine, afin d'asservir cette machine à représenter des figures qui désignent et restaurent un monde sauvage, perdu. . (C'est moi qui souligne). JEAN DUVIGNAUD LE DON DU RIEN. TERAEDRE
On l'a vu dans les articles précédents, cette profusion de métaphores, résultat d'un bricolage historique se concrétise en particulier dans la fête carnavalesque, ses syncrétismes et ses traditions »inventées. Le carnaval se situe justement aux confins du rationnel et de l'irrationnel, entre chaos et ordre avec d'une part la volonté de réduire le désordre dans des cycles temporels organisés mais qu'inversement le chaos ressurgit par l'imaginaire culturel et ses figures « surréalistes ».
Ainsi, dans de nombreuses régions d'Europe, des Balkans à l'Europe du nord et du sud, des figures archaïques, mystérieuses hantent régulièrement les rites carnavalesques et ce depuis le Moyen Age (mais renvoyant selon certains à une lointaine antiquité chamanique et néolithique).
Ce figures ne sont pas seulement carnavalesques mais renvoient à un mythe présent depuis les temps archaïques, présent dans toute l'Europe mais qu'on peut retrouver en Perse, Chine ou Japon, celui de L'homme Sauvage.
Pour retrouver toutes les représentations de l'homme sauvage sans diverses cultures et à divers époques consulter le très riche site de Michèle d'Aqueron :
http://www.michele-aquaron.com/index.php
Il porte divers noms chez nous, L'homme Vert, L'homme Pelu ou le Feuillu ;
Au Cuit de la culture, il oppose le Cru de la nature (il serait souvent cannibale) et participe alors à toute une mythologie de la chasse, (le héros civilisateur tue des cerfs enchantés ou des monstres) tel le thème de la horde ou « chasse sauvage ».
Cette figure atavique traverse l'œuvre et la vision de Jonathan Swift tel un point de bâti sombre et fécond. Rousseau l'analyse avec l'intelligence et la fausse naïveté qui le caractérisent. La fusion entre l'homme sauvage et le père fouettard, entre l'homme sauvage et le bogie man, esi longtemps restée latente, et il aura fallu attendre l'invention du romanesque pour que l'alliage se solidifie. En lui accordant un peu de réflexion quelques sentiments et un moralisme étonnamment protestant, Mat) Shelley permit à des milliers de Frankenstein de voir le jour.
Sans jamais disparaître, la figure de l'homme sauvage a souvent, e radicalement, changé de tonalité et de personnalité. Ici emblème non de l'atavisme et de la peur, là grotesque vaguement comique, là encore symbole de licence sexuelle et comportementale. Héraut du printempsune forme lui est donnée qui la détermine. Tel un cirque donnant à voir la part d'ombre de l'être humain, la représentation de cette figure rejoue les espoirs, les peurs et les pulsions que nous ne comprenons comme nôtres que lorsque nous les partageons collectivement. » ROBERT MC LIAM WILSON. LA BETEHUMAINE .préface au livre de CHARLES FREGER .WILDER MANN THAMES&HUSON
Si donc l'homme sauvage hante les représentations collectives européennes (S'explique peut-être ainsi la tendance à privilégier le chasseur cueilleur dans toute une tradition ethnologique ou chez les folkloristes ) et surgit dans les rituels cycliques comme le carnaval, si on est tenté de parler d'archétype du rapport nature/ culture ,c'est à condition de bien comprendre ce qu'est une tradition.
« Partout des groupes et des réseaux cherchent à faire revivre le passé. Traditions et savoir-faire anciens, survivalisme amateur, tutoriels d'historicisme... Mais ce phénomène ne se cantonne pas à Internet et à ses reconstitutions carton-pâte de l'art, de l'artisanat et des croyances de l'ère pré-industrielle. Une des surprises les plus estomaquantes de la dernière décennie a été la renaissance cinématographique et télévisuelle du fantastique en tant que genre (et qu'est-ce que ce genre, au juste, si ce n'est une version réchauffée des archétypes primitifs rattachés à quelques mythes pré-chrétiens à moitié oubliés ?). Tolkien a reconquis le monde avec ses ersatz de demi-hommes, d'hommes-arbres, d'hommes-animaux. Soudain, il n'est plus question que de dragons et de sorcellerie. Et voilà Christian Baie qui esquive les cracheurs de feu, Jeremy Irons qui les chevauche et Brad Pitt qui apprend à jouer de l'épée. Ils sont des millions à regarder ce genre de choses et à sentir leur cœur battre aussi vite que celui d'un paysan du xiic siècle écoutant au coin du feu des histoires de démons, de sorcières, de forces obscures, mystérieuses et sauvages.
Dans cette quête court, tel un fil sombre et étincelant, la figure de l'homme sauvage,, du wilder mann. Emblème de l'altérité, ce véritable outsider fait partie de notre conscience depuis que nous avons pour la première fois constitué des groupes nomades et des communautés agricoles sédentaires. Sans doute même avant. Il s'agit d'un mythe presque fondateur. Pour qu'existé un nous, il faut un non nous. C'est là un élément constitutif de notre compréhension de nous-mêmes. Nous devons définir qui nous sommes en définissant tout d'abord qui nous ne sommes pas. Nous sommes Homme sage parce que nous ne sommes pas Homme sauvage.( ou plutôt pourrait –on dire quand on le reconnait comme partie de nous-même pouvant toujours ressurgir chez le plus paisible d'entre nous : c'est moi qui commente ici !)) Nous savons en quoi nous avons confiance parce que nous savons de quoi nous avons peur. Nous nous sentons inclus grâce à ce qui est exclu. » » ROBERT MC LIAM WILSON. LA BETE HUMAINE.op.cité
Le photographe français CHARLES FREGER s'est lancé dans toute une quête de l'homme sauvage européen d'où il a tiré un beau livre WILDER MANN OU LA FIGURE DU SAUVAGE de 150 photographies ; des sortes d'arrêt sur images ou se confrontent nature et culture.
On dit qu'il fut captivé par la figure du KRAMPUS à Salzburg, et qu'il en tira une vision de « l'Europe Tribale ».l'auteur a une sorte d'œil très anthropologique et cherche à construire une archive sociologique de différents style de vie. Il s'est ainsi toujours intéressé aux tenues et costumes un peu partout dans le monde, avec ses séries consacrés à des groupes de sportifs, de militaires ou d'étudiants. Son art est toujours la confrontation du photographe et du modèle avec une sorte de distance (aspect documentaire uniforme et statique) dans la prise qui , paradoxalement ,souligne l'étrangeté, la force de la présence et du corps et l'altérité d'un personnage qui participe à un ensemble de codes. « Je m'intéresse à des communautés ou il y a des tenues, des costumes particuliers mais aussi une forme de rituel ». Pour traquer le wilder mann Freger traversa dix-neuf pays pendant deux ans dans une cinquantaine de communautés rurales de l'Espagne à la Finlande, pour qui l'art de la mascarade faisait partie encore partie intégrante de la culture afin d'y déchiffrer les codes des mascarades.
« Les figures dans ces belles et troublantes images de Charles Fréger s'adressent à quelque chose de profondément enraciné en nous, archaïque et jamais totalement oublié. Je n'arrête pas de croiser des figures qui me rappellent ces photographies. Des hommes sauvages surgissent, sans cesse, ici ou là, costumés de pied en cap, plastron de paille ou long manteau, montés sur échasses ou chaussés de talons, chapeautés d'un crâne, de cornes ou de bois. J'en ai vu dans des festivals de rock et des fêtes techno, dans des films de M. Night Shyamalan, lors de manifs alter-mondialistes et d'émeutes anti-G8. J'en ai même vu un en novembre 2008 à Limerick lors d'un match de rugby opposant Munster à La Nouvelle-Zélande sans oublier, pas plus tard que cet été à Londres, ce supporter indien qui, déguisé de la sorte, pleurait une nouvelle défaite de son équipe de cricket. »» ROBERT MC LIAM WILSON. LA BETE HUMAINE. Op. Cité
On peut consulter le site de Charles Freger : http://www.charlesfreger.com/
Quelques exemples :
A
Des diables des sorcières, des ours émergent dans le sud-ouest de l'Allemagne pour le carnaval souabe-alémanique, la 'FASTNACHT'.
Dans cette même catégorie ,on peut évoquer PELUCHES Et EMPAILLES d'Evolène en Suisse:les Peluches sortent le 6 janvier vêtues d'un costume fait de peaux de moutons, de chamois, de bouc, de renard et même parfois de blaireau, le tout non tanné.(d'où une odeur fauve caractéristique) poursuivant les passants qu'ils rencontrent en agitant une cloche ; les Empaillés dans un costume de jute empli de paille(jusqu'à trente kilos) trois jours avant le Mardi Gras menacent les passants de leur balais de riz : ils annoncent la fin du carnaval où l'on brule le Bonhomme Hiver.
En suisse toujours les masques du Lötschental, appelés les TSCHÄGGÄTTÄ font leur apparition entre le 2 et le mercredi des Cendres.
Les MACINULA polonais appartiennent à la catégorie des hommes-chiffons qu'on rencontre partout. Chez nous ils dessinent la figure du PETASSOU ,cévenol qui survit à travers la figure de l'ARLEQUIN de la Commedia Del Arte.
Certaines figures sont plus surréalistes : ainsi les SCHNAPPVIECHER bêtes à cornes sans oreille ,sèment la terreur tous les deux ans au Mardi Gras.
Dès la moitié du XIXème, on faisait déjà référence au carnaval hongrois de Mohacs. Une légende fait remonter les masques BUSO (diables) à l'époque où il s'agissait d'effrayer l'occupant turc par des figures animalières. Un costume de Buso est brulé pour marquer la fin de la fête(encore une fois la fin d l'hiver).
« Il est évident que le carnaval dépasse le phénomène purement ludique et exutoire qu'il semblait a priori le représenter. Il est en effet bien davantage puisqu'il épouse au plus près la dialectique de l'ordre et du désordre et entend même comme normal le désordre dont la théâtralité des comportements obéit à une stricte codification symbolique.
Il s'inscrit comme une réponse face aux aléas de la vie quotidienne, et sort de tout dogmatisme dominant. Il érige l'anormalité et l'extranéité comme mode de vie périodique et la transgression et ses cortèges de déviance, tant sociale que sexuelle, comme pratiques standardisées. »
…
Le masque rend anonyme la notion même de personne. Or, selon l'étymologie traditionnelle, « personne » vient du latin persona, terme lui-même dérivé du verbe personare, qui veut dire « résonner », « retentir », et désigne le masque de théâtre, le masque équipé d'un dispositif spécial pour servir de porte-voix. Persona signifiait donc « masque » mais ce masque était, du moins à certaines époques un amplificateur, et persona apparaissait ainsi comme un terme descriptif et expressif. Persona, qui était le masque de scène, est devenu peu à peu le porteur de masque, l'acteur, puis le personnage joué par l'acteur, le rôle.
Du théâtre, il est passé de l'autre coté de la scène, c'est-à-dire à un rôle social, joué par un personnage social. Ce personnage et son rôle pouvaient être alors considérés soit selon un sens purement sociologique, le rang, la richesse ou la responsabilité par exemple, soit selon la conscience apportée à remplir les devoirs de la charge, à assumer la dignité requise par la fonction ou le statut.
La persona latine constitue donc le rôle social que joue un individu qui est positionné sociologiquement. Le masque, dans cette terminologie, permet ainsi de jouer un rôle, mais un rôle reconnu par le reste de la société.
Loin d'être naturelle et univoque, l'idée judéo-chrétienne et dogmatique de la personne s'est donc progressivement révélée n'être qu'une forme particulière parmi d'autres de la représentation de l'être humain, tant pour les éléments constitutifs de celui-ci que pour son fonctionnement et son insertion dans l'organisation sociale d'un groupe donné.
C'est pourquoi le masque, ou le fait de masquer le visage, symbolise la métaphysique de la présence, et devient ainsi l'outil d'anonymat le plus fonctionnel et le plus usité dans les fêtes carnavalesques. Il bouleverse, en ce sens, un certain ordre, une hiérarchie sociale établie et reconnue.
Porter le masque est donc une expression et un acte politique subversif, en déréglant les références d'une structure admise de la vie sociale et de la notion établie de personne, en s'opposant à son essence même, c'est-à-dire l'ordre politique.
L'étymologie même du terme masque reste équivoque.
Cependant, une voie historique prétend que le mot serait issu du latin larva, dont le sens se rapporterait à un être de l'au-delà ou plus précisément au spectre du à une mort violente, mais reste néanmoins l'expression courante pour désigner le masque.
L'usage s'étant progressivement imposé dans le registre théâtral pour assurer la non identification des acteurs, et par extension dans le monde profane et quotidien pour protéger l'anonymat du porteur occasionnel.
Sorcière, spectre, mort, revenant, fantôme, le mot larva, en latin conserva son sens premier et fut, pour ces acceptions, très rapidement négativement connoté par la hiérarchie de l'Église, comme la présence néfaste et précisément incontrôlée du démon, mêlant sacré et profane, vie et mort.
Le masque est donc, par son essence même, subversion.
C'est précisément pour son aptitude à mélanger réalités matérielles et manifestations libres des présences impénétrables que le masque a pris sa place dans le monde profane comme manifestation populaire et phénomène païen d'affranchissement du joug religieux » .. .NICOLAS JEROME.LE CARNAVAL UN IMAGINAIRE POLITIQUE UNIVERSITE LUMIERE. LYON2