Le titre de cette thèse de doctorat d'Hélène Trespeuch , "La crise de l'art abstrait ,
Récits et critique en France et aux Etats-Unis dans les années 1980", cerne l'interrogation sur un moment de l'histoire de l'art. Le retour de la peinture figurative, l'avènement du post-moderne, la mutation du marché de l'art tant au plan national qu'international, toutes ces composantes ont changé la donne pour un art abstrait connu comme l'avancée la plus significative de la peinture. Il s'agit dont de revisiter cette période pour réévaluer son importance, sa place, son évolution.
L'histoire d'une histoire
Dès l'instant que l'on précise que cette étude repose sur des sources multiples telles que les manuels d'histoire de l'art, des revues d'art majeures (Art press, October), ainsi que des catalogues d'expositions références, on comprend que ce n'est pas seulement l'histoire de l'art abstrait qui est en question mais peut-être surtout l'histoire de l'histoire de l'art abstrait. Car le premier symptôme décrit par l'auteur concerne "Les années 1960 : les débuts d'une crise historiographique".
L'histoire de l'art abstrait qui nous était racontée (inventée?) provenait en effet, jusque-là, surtout des artistes eux-mêmes avant que les critiques s'emparent de cette narration. Dans les années cinquante, Clement Greenberg aux Etats-Unis, Léon Degand, Charles Estienne, Michel Ragon, Michel Seuphor et Michel Tapié dessinent les contours de cette récriture. Lorsqu'aux Etats-Unis le Pop-Art manifeste une rupture avec l'abstraction de l'école de New-York et, quand en France le Nouveau réalisme prend lui aussi ses distances avec la seconde école de Paris, on ne peut éluder la réflexion sur cette évolution. En France, au-delà du raz de marée cinétique et lumino-cinétique, la véritable remise à plat de l'art abstrait sera davantage le fait de Supports-Surfaces et du groupe BMPT. Si on y ajoute le rejet plus général de la peinture, on comprend que l'évocation d'une crise n'est pas illégitime. Mais comme la mort de la peinture est toujours reportée au lendemain, il faut bien s'interroger alors sur la véritable place de l'art abstrait.
Au centre de l'art abstrait
Lorsque je rencontrai Michel Seuphor dans les années soixante dix, son appartement de l'avenue Emile Zola à Paris pouvait se revendiquer à l'époque comme le centre névralgique de l'art abstrait. Celui qui avait été l'ami proche et l'historiographe de Mondrian apparaissait, avec son statut à la fois d'écrivain, de critique d'art, d'artiste, de commissaire d'expositions, comme le grand témoin de l'art abstrait. Déjà le marchand et galeriste Aimé Maeght l'avait mis au pied du mur avec une proposition ferme: " Les journaux ne disent que des imbécillités, on ne sait pas ce qui s’est passé, c’est vous qui le savez. Vous allez écrire un ouvrage sur l’histoire de l’art abstrait telle que vous la connaissez, telle que vous l’avez vécue. Je vous donne carte blanche, vous pouvez écrire ce que vous voulez. Liberté totale…Je vous donne trois minutes pour réfléchir et trois mois pour le faire. ».
Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix ce temps est révolu. D'autres écrivains abordent sur un plan plus théorique l'art de leur temps.L'existence de la revue Tel Quel, l'apparition de noms comme ceux de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet entrainent une réévaluation de cette histoire. Il faut se plonger dans l'ouvrage d'Hélène Trespeuch pour appréhender tous les aspects de cette réécriture de l'histoire de l'art abstrait.
La crise d'une histoire
Au-delà du sujet évoqué dans cet ouvrage dense, il reste que la question peut-être décisive reste la suivante : qu'est-ce que l'histoire de l'art ? Est-elle le fait des artistes eux-même? On pourrait trouver saugrenu que la réponse soit non. Les artistes créent des œuvres, font avancer le questionnement sur la peinture et l'art en général. Pourtant tout semble indiquer que l'Histoire se constitue comme une narration produite par d'autres acteurs. A l'évidence les critiques d'art ont leur part à travers leurs textes analytiques et théoriques sur la production des artistes. Mais également les commissaires d'exposition qui conçoivent des expositions destinées à éclairer les visiteurs sur tel mouvement produisent un travail de réflexion participant à l'écriture de cette histoire. L'auteur rappelle l'exposition "La couleur seule, l'expérience du monochrome" à Lyon en 1988 qui, de Malevitch à Robert Ryman, retrace un pan important de ce mouvement aux contours mouvants.
Si bien que la crise de l'art abstrait, vu à travers le prisme de ses médiateurs, s'apparente à la crise d'une histoire que les hommes construisent pour tenter de donner un sens à la vie de l'art à travers le temps. C'est alors davantage la crise de l'histoire de l'art abstrait qui serait en cause.
La crise de l'art abstrait ,
Récits et critique en France et aux Etats-Unis dans les années 1980
Hélène Trespeuch
Presses Universitaires Rennes 2014