Extrait d’une conférence prononcée le 15 juin 1991 à Mirmande à l’occasion du dixième anniversaire du Centre Dürckheim. Edition Terre du Ciel, 1994.
J’ai gagné la certitude que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Et le pire, comment pourrais-je exprimer ce qu’est le pire ? Le pire, c’est bel et bien d’avoir traversé la vie sans naufrages, d’être resté à la surface des choses, d’avoir dansé au bas des ombres, d’avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n’avoir jamais été précipité dans une autre dimension. Les crises, dans la société où nous vivons, elles sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n’en a pas à porté de main, pour entrer dans l’autre dimension. Dans notre société, toute l’ambition, toute la concentration est de nous détourner, de détourner notre attention de tout ce qui est important. Un système de fils barbelés, d’interdits pour ne pas avoir accès à notre profondeur.
C’est une immense conspiration, la plus gigantesque conspiration d’une civilisation contre l’âme, contre l’esprit. Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être.
Récemment sur une autoroute périphérique de Berlin où il y a toujours de terribles embouteillages, un tagueur de génie avait inscrit sur un pont la formule suivante : « Détrompe-toi, tu n’es pas dans un embouteillage, l’embouteillage c’est toi ! ».
Nous sommes tous spécialisés dans l’esquive, dans le détournement, dans le « divertissement » tel que le voyait Pascal. Il n’y a au fond que cette possibilité, subitement, de se dire : « Oui mais tout cela, tout ce qui m’enserre, tout ce qui m’étrangle, mais c’est moi ! ».
Ce serait une erreur de croire que la crise est quelque chose de normal, d’inhérent à la nature humaine. Il y a de nombreuses sociétés, toutes les sociétés traditionnelles, qui ont une tout autre façon d’agir. Un ami anthropologue m’a rapporté ces mots d’un Africain qui lui disait : « Mais non monsieur, nous n’avons pas de crises, nous avons les initiations ». Et les initiations sont la ritualisation de ces passages, c’est-à-dire cette possibilité pour l’homme de passer d’un état d’être naturel, premier, à cet univers agrandi, où l’autre versant des choses est révélé. Et il s’avère que toutes ces initiations, dans leur incroyable diversité, et inventivité – parfois des rites d’une cruauté qui nous paraît insoutenable - ont tous la même visée : mettre l’initié en contact avec la mort, le faire mourir ; le vieux principe du « meurs et deviens ». que ce soient les rites des aborigènes australiens qui enterrent les néophytes pendant trois jours sous des feuilles pourries, ou les épreuves auxquelles sont soumis les jeunes Indiens, il n’y a pas un rite pourtant qui soit aussi cruel que l’absence de rite. Et la vie n’a pas d’autre choix que de nous précipiter ensuite dans une initiation, cette fois sauvage, qui est faite non plus dans l’encadrement de ceux qui nous aiment, ou qui nous guident, de chamans, ou de prêtres ou d’initiés, mais dans la solitude d’un destin. Ces catastrophes qui ne sont là que pour éviter le pire ! Il peut vraiment paraître très cynique de parler ainsi. J’ai connu cette période où lorsqu’on entend une chose pareille, et que l’on est soi-même plongé dans un désespoir très profond, ces propos paraissent d’un cynisme insupportable. Et pourtant quand on a commencé à percevoir que la vie est un pèlerinage, quand à une étape de ce pèlerinage on regarde en arrière, on s’aperçoit vraiment que les femmes, les hommes qui nous ont le plus fait souffrir sur cette terre, sont nos maîtres véritables, et que les souffrances, les désespoirs, les maladies, les deuils, ont été vraiment nos sœurs et nos frères sur le chemin. Je sais que cela peut avoir une coloration insupportable quand on est dans une phase de désespoir, mais c’est tellement fabuleux quand on s’arrête en cours de route, quand on regarde en arrière, et qu’on se dit : « mais oui, c’est vrai ! ».
Comment se joue la crise ? On pourrait utiliser ce mot de retournement, de renversement. Qu’est-ce qui se passe dans la crise ? Il se passe à peu près ceci qu’une voix s’adresse à vous, et vous dit : « Tu as construit une vie, oui bravo, eh bien détruis-la ; tu as construit une personnalité, formidable, bravo, détruis-la ; tu t’es battu, tu as été courageux, un courage extraordinaire, mais l’heure de la reddition est venue, à genoux ! ». Ou encore, comme pour Abraham : « Tu as mis un fils au monde, bravo, rends-le moi ! ». Tous ces moments de l’intolérable, de l’inacceptable, qui dans l’ordre des choses vécues, dans l’ordre de l’immédiat sont le scandale absolu ! Rends-mois ce que je t’ai donné ! Pour moi la plus extraordinaire histoire qui les symbolise toutes est celle de Job. J’adore cette histoire de Job, j’y reviens toujours. Job a été vraiment le serviteur de Dieu, l’homme de tous les succès. Une vie accomplie, entourée de richesse, de troupeaux de bœufs, ses femmes, ses fils, ses serviteurs, une richesse que Dieu bénie. Ce même homme, Job maudit, Job sur son tas d’immondices qui gratte ses ulcères, Job qui ne lâche pas prise, qui dit : « Je m’adresserai à Toi mon Dieu, jusqu’à ce que Tu m’expliques la raison qui me ferait accepter l’inacceptable, j’attends de Toi une réponse qui me convainque ». Et cette interrogation qui le pousse pendant des jours et des semaines et des mois, à ne pas lâcher prise et cette phrase qui est pour moi une des phrases les plus poignantes : « Pourquoi ne peux-Tu pas donner raison à l’homme contre Toi-même ? ».
Aussi longtemps que Job demande à Dieu de paraître devant lui, et de lui expliquer l’inexplicable, de lui dire la raison de toute cette horreur, de tout ce désespoir, de tout ce désastre d’une existence : « Viens ! Viens, je n’ai plus que la peau sur les os lui dit-il, viens, parle-moi ». Dieu ne vient pas, Dieu ne parle pas. Arrivent tous les amis, tous les copains, les thérapeutes, qui lui expliquent : « Ecoute, je suis persuadé que tu as fait une erreur, écoute, réfléchis, souviens-toi ! » Mais Job ne les écoute pas, le brouhaha des voix dehors.
« Réponds-moi, réponds-moi ! » Et quand l’ami Elihu lui a dit : « Mais non, tu vas voir, Dieu ne répond pas ». A ce moment-là, Dieu répond, contre toute attente Dieu répond. Mais Dieu répond à côté de la question. Dieu n’évoque pas un seul instant toute la vie de Job détruite, tous ses espoirs anéantis, sa famille, tous ceux qu’il a aimés, Dieu parle du ciel et de la terre, des oiseaux et des arbres, Dieu parle de la mer, de l’océan et des plages. Dieu répond à côté. Et voilà que se passe l’inattendu. Job, loin d’être scandalisé par cette réponse, qui n’en est pas une dans l’ordre de la logique, voit subitement tout d’un autre lieu. L’entière création, d’un autre lieu, d’un lieu où tout le drame d’une être ne fait même pas un remous à la surface du créé. Un lieu de l’univers agrandi, et job dit : « Mon Dieu je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant je t’ai vu ». Et Job est un autre homme. Et à partir de ce moment-là par une ironie divine, tout lui est rendu puisqu’il n’a plus besoin de rien. C’est au niveau de cette histoire de Job, que j’ai pour ma part rencontré le travail de Dürckheim. Dans une crise vraiment très profonde. Après avoir traversé une existence très préservée, très occupée à éviter les naufrages, toute cette adresse à passer entre les catastrophes, entre les blessures, et subitement, après quinze ans de mariage, l’arrivée d’une autre femme, l’arrivée dans une existence préservée d’un autre être, qui du jour au lendemain détruit l’univers que vous vous étiez construit. Et la traversée, pendant deux ans, trois ans, de la solitude de l’abandon, dans un pays étranger, dans un village au bout du monde, et la rencontre du travail de Dürckheim et d’une remarquable femme, son élève, qui travaillait avec la voix. Alors que j’attendais d’elle qu’elle me donne la force de faire mes bagages, et de partir avec mes fils, elle m’a dit : « Tu restes là, assise au milieu du désastre, là. Tout le travail que j’ai fait par la suite avec le corps, avec la présence au monde, aux choses, cette leçon, non seulement d’accepter l’inacceptable, mais d’y entrer, d’y établir ses pénates, entrer dans le désastre, à l’intérieur, et y rester, y rester ! Non pas fuir, mais oser rester, à l’endroit où je suis interpellée, à cet endroit où tombent tous les masques, où tout ce que je n’aurais jamais pu croire s’avère être en moi, tous les démons, toute l’ombre. Les paroles éclatent et tous les démons déferlent dans la vie, la jalousie, l’envie de meurtre, l’autodestruction. Et je reste là et je regarde. Cette troisième voie est probablement le salut pour notre époque si torturée. Je m’explique : nous connaissons dans notre Occident deux voies quand nous sommes dans un état d’étouffement, d’étranglement ; l’une c’est le défoulement, c’est crier, c’est exprimer ce qui était jusqu’alors rentré. Il y a de nombreuses formes de thérapies sur ce modèle et c’est probablement, en son lieu et place, quelque chose de très précieux, pour faire déborder le trop plein. Mais au fond, toute l’industrie audiovisuelle, cinématographique, est fondée sur ce défoulement, cette espèce d’éclatement de toute l’horreur, de tout le désespoir rentré, qui en fait le prolonge et le multiplie à l’infini. L’autre réponse, c’est le refoulement : avaler des couleuvres, et devenir lentement ce nid de serpents sur deux pattes, avec tout ce que ces vipères et couleuvres avalées ont d’effet destructif sur le corps et l’âme. Et le troisième modèle qui nous vient d’Extrême-Orient et qu’incarnait Dürckheim : s’asseoir au milieu du désastre, et devenir témoin, réveiller en soi cet allié qui n’est autre que le noyau divin en nous. J’ai rencontré voilà quatre jours, en faisant une conférence à Vienne, une femme ; et c’est une belle histoire qu’elle m’a racontée qui exprime cela à la perfection. Elle me disait à la perte de son unique enfant, avoir été ravagée de larmes et de désespoir, et un jour, elle s’est placée devant un miroir et a regardé ce visage brûlé de larmes, et elle a dit : « Voilà le visage ravagé d’une femme qui a perdu son enfant unique », et à cet instant, dans cette fissure, cette seconde de non identification, où un être sort d’un millimètre de son désastre et le regarde, s’est engouffrée la grâce. Dans un instant, dans une espèce de joie indescriptible, elle a su : « Mais nous ne sommes pas séparés », et avec cette certitude, le déferlement d’une joie indescriptible qu’exprimait encore son visage. C’était une femme rayonnante de cette plénitude et de cette présence qu’engendre la traversée du désastre. Il existe, paraît-il, dans un maelström, un point où rien ne bouge. Se tenir là ! Ou encore, pour prendre une autre image : dans la roue d’un chariot emballé, il y a un point du moyeu qui ne bouge pas. Ce point, trouver ce point. Et si un seul instant, j’ai trouvé ce point, ma vie bascule, parce que la perspective est subitement celle de Job, cette perspective agrandie, de la grande vie derrière la petite vie, l’écroulement des paravents, l’écroulement des représentations, un instant, voir cette perspective agrandie.
source : site vipassana