Scola raconte Fellini
Note : 5/5
Dix ans après Gente di Roma, son dernier film, alors qu’il avait annoncé sa retraite cinématographique en 2011, Ettore Scola retourne derrière la caméra avec ce beau film, hommage magnifique à son ami, son mentor, son complice, Federico Fellini, mort il y a exactement vingt ans. Un film d’un grand cinéaste italien sur un autre grand cinéaste italien, peut-être l’un des plus grands de l’histoire du cinéma : un tel postulat cinématographique n’aurait pu souffrir d’un traitement classique, d’une forme classique. Et c’est peu dire que ce film est étrange, tout comme il paraît étrange à Scola de s’appeler Federico Fellini. Il faut dire que le film porte bien son nom tant Scola a fait le choix d’emprunter les chemins de traverse inattendus pour ce documentaire-biopic-expérimental-film-de-reconstitution- making-of sur son ami Fellini. On est, avec Qu’il est étrange de s’appeler Federico, face un grand film de cinéma, plein d’inventivité, véritable essai cinématographique, qui n’a de cesse de s’affirmer comme un film intimiste mais aussi, entre les lignes, comme un film sur la création cinématographique.
Pour cet essai, encore fallait-il trouver les idées originales qui en font aujourd’hui ce film si spécial et si savoureux. La première fut celle de tourner à la Cinecitta, quasi intégralement au sein du mythique « teatro 5 », studio fétiche de Fellini. Si les décors du journal satyrique Marc’Aurelio dans lequel les deux jeunes Scola et Fellini se rencontrèrent ont le parfum réaliste du souvenir des pitreries qui s’y déroulaient, cela est loin d’être le cas pour les autres scènes qu’y tourne Scola. Car Qu’il est étrange de s’appeler Federico n’a pas peur de dévoiler ses artifices, et c’est là que réside le charme du film. Alors que Fellini lui-même était cinéaste de la caricature, de l’artifice dévoilé à son public, parfois même expressionniste, c’est de la plus belle des manières que Scola y rend hommage en mettant lui même en évidence les projections de décors extérieurs sur de grands panneaux, allant parfois même jusqu’à filmer le studio nu, ou occupé par les différents intérieurs qui y sont reconstitués pour les scènes du film.
La première scène du film rassemble allègrement cette transparence du cinéma fellinien. Un acteur jouant le rôle de Federico Fellini (il porte une écharpe rouge et on le reconnaîtra ainsi pratiquement tout le film) est assis sur une chaise de réalisateur face à une projection de la mer. Petit à petit, clown et autres personnages burlesques viennent passer une audition et dévoilent la supercherie du décor avec leurs ombres portées sur la mer que Scola ne cherche pas à cacher pour le moins du monde : plus que l’exécution, c’est l’idée même des scènes qui compte, et peu importe que l’artifice soit mis en valeur. Plusieurs scènes fonctionneront sur le même mode, sans pour autant constituer une simple vision fantasmatique du cinéaste en train de travailler, mais plutôt des saynètes reconstituant les souvenirs de Scola avec son ami et confrère.
Les plus remarquables sont certainement les scènes de nuits romaines durant lesquelles les deux amis insomniaques traversaient la ville en voiture afin de faire des rencontres, de faire travailler leur inspiration. Devant les projections des rues, ou encore face au système qui consiste à faire défiler le décor autour de la voiture pour donner l’impression de mouvement, les deux cinéastes rencontrent une prostituée extravertie, un peintre loufoque nullement impressionné par les deux réalisateurs car considérant (assez justement) que la peinture est le troisième art alors que le cinéma n’est que le septième. Ils se promènent avec leur ami commun Marcello Mastroianni, discutent des films de l’un ou de l’autre. Autant de moments qui fondent leur manière de voir le monde, mettent en évidence la qualité caricaturiste des deux par l’observation de ceux qui les entourent, et rappellent la genèse de certains moments de cinéma qui sont nés dans la grande voiture de Fellini.
Si certains déplorent l’irruption constante de Scola dans son traitement de la vie de Fellini, comme si ce dernier voulait se mesurer à la stature de son aîné et rappeler, en comparant, sa qualité de cinéaste, Scola répond en ramenant toujours son film vers le sentiment de la vérité des tranches de vie qu’il déploie pour le spectateur : comment douter de la véracité de ces derniers puisque le cinéaste qui nous les présente les a vécus avec son aîné ? D’ailleurs en réalisant un aussi beau film-hommage en l’honneur de Fellini, Scola rappelle avec force, et par la création seule, qu’il mérite une place de choix dans le panthéon du cinéma italien, et ce sans jamais user de la dialectique que les mauvaise langues lui reprochent.
Après un montage d’archives qui rappelle les nombreux prix que reçut Fellini durant sa carrière, Scola s’efface d’ailleurs pour rappeler que si le film traite aussi de sa relation avec le maître, cet essai est avant tout un hommage appuyé à son ami et mentor. Alors que son cercueil est exposé, trônant au milieu de son studio, le maître refuse de mourir et s’enfuit pour mieux rappeler que le grand Federico est toujours vivant au travers de ses films. Apaisé, il s’installe de nouveau dans son fauteuil de réalisateur, face à la mer, après nous avoir rappelé à son bon souvenir.
Fellini est un sacré personnage, un peu étrange, un peu décalé, Scola est un grand réalisateur qui achève un film lui aussi étrange et décalé, mais ô combien attachant, surprenant, moderne. Qu’il est étrange de s’appeler Federico est un film à voir absolument car, au-delà d’être un simple essai filmé, il est un véritable hymne au cinéma, une très belle ode émerveillée à un très grand cinéaste qui le méritait amplement.
Simon Bracquemart
Film en salles depuis le 9 juillet 2014