Redouter l’événement, son injustice ; déjà le ranger dans les affres de sa propre désolation. Il était 15h40 à l’horloge du Tour et le grand livre des Illustres se rehaussait soudain d’un épisode que les historiens du genre déclineront longtemps. Pour la deuxième fois de la journée, la troisième en deux jours, Chris Froome venait de perdre le contrôle de sa machine et sous le fracas de la chute de trop, il se releva difficilement puis griffa l’espace d’un geste de désespoir, son poignet droit en lambeaux. Là, à cet instant précis, nous imaginions ce que l’Anglais devait ressentir en montant dans un véhicule de son équipe Sky, abandonnant le Tour et ses espoirs de doublé. Sur son visage vrillé par la douleur, nous devinions même cet effondrement du présent sous le poids du ciel ténébreux. Oui c’était ça. Le silence intérieur à la place de la furie alentour. Ce cri qui ne voulait pas sortir, bloqué par la sidération d’un corps en souffrance, l’âme bleuie par le manque d’air. Et déjà des tonnes de souvenirs moribonds qui moussaient dans la gorge. Il n’avait même vu les pavés…
Le Tour orphelin, dépouillé de son grand favori et de sa carcasse voûtée dont l’extrême maigreur, sous la peau diaphane, nous inquiétait. Et pendant ce temps-là, le peloton sens dessus dessous, martelé par des traces d’héroïsme au milieu du chaos. Puisque nous avons grandi dans l’idée qu’aucun homme n’est plus admirable qu’un cycliste qui bravent les éléments et dans l’idée subséquente qu’il est une sorte d’archétype, de Géants du peuple, livrons notre émotion pour que les mots fassent délivrance et imposent la signature d’un moment hors du commun. Voici donc: hier, de la ville belge d’Ypres, martyre de la Grande Guerre, rasée et gazée, à Arenberg, de l’autre côté de la frontière, nous avons assisté, sur 153 km en tout et pour tout, à l’une de ces étapes d’anthologie comme il y en a peu. Dès le matin, les sols détrempés s’étaient dilués de couleurs assombries, dans les grisailles brumeuses d’un Nord perdu dans des températures automnales (entre 13° et 15°). Un souffle glacial à détrousser les courageux. Des averses cinglantes à plier les esprits. Et assez d’eau pour noyer les roues dans les ornières boueuses. Car au fil de cette orgie de difficultés, qui consistait à aller contre le vent tel un mineur dans son boyau d’étouffement, les coureurs avaient à franchir quelques secteurs pavés de Paris-Roubaix. L’Enfer du Nord, inondé et crépusculaire, déployait ainsi son ombre comme on jette un sort, un maléfice. Et encore, en raison des conditions climatiques épouvantables, qui ont rendu plusieurs portions totalement impraticables, le programme avait été allégé de deux secteurs pavés, ceux de Mons-en-Pévèle et d’Orchies-Beuvry.
En salle de presse, située à l’intérieur du site de Wallers Arenberg, tout au bout de l’alignement rectiligne de «l'ancienne cité» minière, non loin de la mythique tranchée éponyme où la forêt domaniale montre sa masse immobile, les suiveurs n’en croyaient pas leurs yeux. Le spectacle ? Halluciné et hallucinant, composé de chutes en pagaille (impossible à dénombrer) et de coureurs à la dérive, éparpillés sur ces aérolithes de la «plus belle des classiques», pierres taillées par des mains calleuses. Rescapés de l’effroi, le Néerlandais Lars Boom (Belking) remportait en solitaire une étape de prestige. Mais le grand vainqueur s’appelait Vincenzo Nibali (Astana). L’Italien, porteur du maillot jaune, avait réussi à disperser ses adversaires, à commencer par le principal, Alberto Contador, relégué à près de trois minutes…
Alors, sur la ligne d’arrivée, il ne fallait pas manquer l’apparition des morts-vivants, transis de froid, qui apparaissaient dans une interminable procession, maculés de boue humide, leurs regards encore perdus, leurs jambes ravinées par la crasse, leurs muscles durcis par l’effort, leurs espoirs largués sur les bas-côtés des chemins informes. Ils marchaient, le vélo à la main, comme des automates, et retrouvaient peu à peu leurs silhouettes étranges qui abritaient tant de folie quelques minutes auparavant. Le maillot jaune, Vincenzo Nibali, grommelait comme il le pouvait: «Oui, c’était dur.» D’autres glissaient de vagues paroles, semblaient parler, ne disaient rien. Parlant, ils se taisaient. Car devant une journée comme celle-là, à la fois dramatique et magistrale, on ne tire pas de bilan, on s’incline. Tant, qu’il faudrait tous les citer, ces coureurs, pour un hommage singulier. [ARTICLE publié dans l'Humanité du 10 juillet 2014.]