L'un des passages obligatoires lorsqu'on visite le Sénégal est l'île de Gorée au large de Dakar. Reconnue par l'UNESCO comme appartenant au patrimoine mondial de l'humanité depuis 1978, elle reste intimement associée à l'histoire de l'esclavage. Les autorités coloniales, puis nationales, ont d'ailleurs largement contribué à la construction et à l'entretien d'une telle image :
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Dès 1944, l'administration coloniale française décide de mesures de sauvegarde en vue de préserver l'authenticité du patrimoine historique de l'île,
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De 1954 à 1969, c'est sur l'île de Gorée qu'est installé le musée historique de l'AOF (Afrique-Occidentale française). En 1970, après l'indépendance, il est remplacé par le musée de la femme Henriette-Bathily,
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En 1989, le fort d'Estrées, une citadelle construite par les français entre 1852 et 1856, est restauré pour devenir le nouveau musée national du Sénégal,
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En novembre 1975, le patrimoine architectural de Gorée est inscrit sur l'inventaire des monuments historiques du Sénégal.
Mais c'est en fait la maison des esclaves qui reste au centre des attentions historiennes, mémorielles et touristiques. Au fil des années, son charismatique conservateur Boubacar Joseph Ndiaye a en effet réussi à donner une dimension internationale à ce lieu. Dès 1967, ce dernier était d'ailleurs félicité par Léopold Senghor pour « sa contribution efficace au développement culturel et touristique du Sénégal ».
La fréquentation de ce lieu de mémoire est assez révélatrice : alors que le musée historique du Sénégal à Gorée accueillait environ 30 000 visiteurs en 2004, la maison des esclaves en accueille en moyenne 180 000.
Photographie prise dans la cour de la maison des esclaves avec au fond la porte dite "du voyage sans retour"
La construction d'un mythe
La place et le rôle de cette maison des esclaves sont cependant largement remis en cause depuis quelques années. Au milieu des années 1990, Emmanuel De Roux, journaliste au Monde, publie un article polémique intitulé « Le mythe de la maison des esclaves qui résiste à la réalité ». Dans ce texte, il remet en cause non seulement l'importance de cette maison dans la traite négrière (qui n'aurait pas été une "esclaverie"), mais aussi la place de l'île de Gorée dans le commerce triangulaire.
La polémique a suscité un tel émoi au Sénégal et en France qu'un colloque a même été organisé en 1997 en Sorbonne afin de mieux comprendre la place réelle de l'île de Gorée dans l'entreprise esclavagiste, mais aussi les logiques de sa progressive construction en tant que lieu de mémoire central de l'esclavage. Sur ce dernier point, il est possible de lire l'excellent article de synthèse d'Hamady Bocoum et Bernard Toulier dans la revue In Situ, Revue des Patrimoines.
Il n'en demeure pas moins que depuis cette actualisation des recherches, l'Unesco n'a pas retiré l'île de Gorée de la liste officielle du patrimoine mondial de l'humanité, mais n'a pas non plus modifié sa notice indiquant que ce lieu « a été du XVe au XIXe siècle le plus grand centre de commerce d'esclaves de la côte africaine ».
D'ailleurs, tous les chefs d'État et de gouvernement, mais aussi les personnalités de passage au Sénégal, continuent à se rendre régulièrement dans la maison des esclaves et laissent des autographes qui contribuent encore à l'entretien du mythe mémoriel. Ce fut notamment le cas de François Hollande en 2012, mais aussi de Barack Obama en 2013.
Un jumelage mémoriel surprenant
Les touristes français ne manquerons pas lors de leur visite de remarquer une petite plaque accrochée à l'entrée de la rue où se situe la maison des esclaves :
L'île de Gorée est en effet jumelée depuis 2004 à la ville française de Drancy qui occupe une place particulière dans la mémoire nationale. C'est en effet au camp d'internement de Drancy que la plupart des juifs parisiens ont été internés dans l'attente d'un transfert vers les camps d'extermination nazis durant la Seconde Guerre mondiale.
La dimension mémorielle de ce jumelage ne fait aucun doute. Il a d'ailleurs été suivi en 2006 par l'inauguration commune d'une statue commémorant l'abolition de l'esclavage dans chacune des deux villes. L'île de Gorée multiplie d'ailleurs ces jumelages avec d'autres lieux chargés d'histoire dans le monde : Robben Island en Afrique du Sud, Sainte-Anne en Martinique ou encore Lamentin en Guadeloupe.
Néanmoins, celui contracté avec la ville de Drancy est celui qui pose le plus de questions sur le choix d'associer la mémoire des traites négrières à celle du génocide des juifs d'Europe durant la seconde guerre mondiale.
Bibliographie
Hamady Bocoum et Bernard Toulier, « La fabrication du Patrimoine : l’exemple de Gorée (Sénégal) », In Situ [En ligne], 20 | 2013, mis en ligne le 11 février 2013, consulté le 09 juillet 2014. URL : http://insitu.revues.org/10303 ; DOI : 10.4000/insitu.10303