Melik Ohanian: les bégaiements de l’Histoire.

Publié le 09 juillet 2014 par Pantalaskas @chapeau_noir

Le Centre Régional d'Art Contemporain de Sète  est coutumier des expositions agencées comme des rallyes conceptuels, parsemés de questions, d'énigmes, d'interrogations. Déjà, ces récentes années, « Pièces à conviction » de Michel François, «Helpless» de Pierre Ardouvin , "Tailles Douces"  de Jacques Julien  impliquaient le visiteur dans cette progression indécise, lui imposaient ce nécessaire travail de production de sens pour faire de chaque parcours une conquête sur l'indifférence.

"Stuttering"

C'est dire si l'exposition de Melik Ohanian "Stuttering" trouve ici le lieu et les personnes adéquats pour l’épanouissement de sa démarche. Déjà, premier indice, le titre de l'exposition : "Stuttering". "En anglais : parler avec répétition involontaire de sons."  positionne le propos dans la configuration d'un bégaiement pathologique.

Premier plan et arrière plan : Red Memory, 2014 , Photographies transparentes avec cadre et pied laiton / Deuxième plan : Girls of Chilwell – Suspended Acting, 2014, trois sculptures en plâtre et technique mixte à l'échelle 1 CRAC Sète 2014

On ne peut alors éluder une première question: s'agit-il d'une exposition ? Il ne faut voir aucune controverse dans cette interrogation. Les circonstances ont voulu qu'il soit possible de visiter cette production en travaux, alors que le C.R.A.C. n'était qu'un chantier fébrile, illisible, mais révélateur d'une vérité évidente :  Melik Ohanian ne présente pas des œuvres, il met en œuvre.  Son travail d'artiste se présente comme un laboratoire d'idées, comme l'échafaudage d'une réflexion, "un agencement d’expériences, d’intuitions (qui) répertorierait dans un même temps un ensemble de parcelles, une géographie, parfois mutique parfois animée, de la mémoire ou des mémoires de l’artiste tel un jeu de réminiscences."
Réalisées à partir d’archives photographiques de 1916, trois sculptures représentent trois temps d’une scène ouvrière de l’usine d’armement de Chilwell, en Angleterre. Les « Canary girls », ouvrières exposées à la manipulation de la nitroglycérine pour le remplissage des obus, voyaient  les parties visible de leur corps jaunir et subissaient un état de dépendance à cette pollution parasite.
"Red Memory" désigne une série d’images issues du laboratoire photographique du père de l'artiste. Une sélection de photographies noir et blanc de Rajak Ohanian, imprimée sur un film transparent de couleur rouge, opère dans l’espace comme un filtre disponible pour observer la scénographie. Ces deux exemples parmi toutes les propositions mises en place traduisent la façon dont Melik Ohanian tente d'établir son rapport au monde, un monde dont on nous certifie que sa fin est écrite : dans environ quatre milliards d’années, la Voix lactée et la galaxie d’Andromède entreront en collision. Avec "Modelling Poetry", l'artiste s'emploie à rendre visible cette ultime catastrophe.

"Concrete Tears" 3451 (2006/2011)3451 Larmes de béton, résine et miroir. Mélik Ohanian

3451 larmes

Les 3451 larmes de béton et résine mélangés de "Concrete Tears", remarquable évocation du drame arménien ( 3451 symbolise le nombre précis de kilomètres qui séparent Paris de Erevan, d’où sont partis des centaines de survivants arméniens en 1915) pourraient  aussi bien signer de leur impact intense tous les autres symptômes de cette tragédie d'un monde destiné à disparaître.
S'il est impossible d'évoquer toutes les pièces de ce parcours initiatique destiné peut-être à nous permettre d'accepter un rapport apaisé à ce monde inexpliqué, on devine avec ces quelques indices combien Melik Ohanian nous propose non pas une exposition mais un itinéraire destiné à rendre visible, d'une œuvre à l'autre, cette lecture "entre-deux" dans la destinée des hommes avec une exigence de réflexion, un impérieux besoin de lucidité. Exploitation, génocide, tremblements de terre, ultime catastrophe... Les concepts d'images et de temps sont soumis à l'épreuve expérimentale de l'artiste pour interroger la mémoire du monde. Dans une phrase désormais célèbre, Karl Marx affirmait: "Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce." Ce bégaiement de l'Histoire nous renvoie au "Stuttering" de Melik Ohanian avec la révélation de cette étrange condition de l'homme entre tragédie et farce.

Photos C.R.A.C Sète

Melik Ohanian
Stuttering
Du 4 juin 2014 au 21 septembre 2014
Commissariat : Noëlle Tis­sier et Ami Barak
Centre régional d'art contemporain
26 quai Aspirant Herber
34200 Sète

http://crac.languedocroussillon.fr/exposition_fiche/173/3169-expositions-art-contemporain-du-moment-crac-sete.htm
Visite à l'invitation du C.R.A.C  de Sète