Le titre annonce un procès, quel est le conflit ?
Viviane épuisée par son mariage a quitté depuis plusieurs années le domicile conjugal, et veut un divorce en bonne et due forme pour ne pas être mise au ban de la société. Encore aujourd’hui, le mariage civil n’existe pas en Israël, seule la loi religieuse s’applique, et stipule que seul le mari peut accorder une séparation. Pourtant Viviane veut compter, sur la justice, sur la Loi, pour obtenir ce qu’elle estime être son droit. Mais Elisha s’obstine à refuser cette séparation, et Viviane s’obstine à la vouloir.
Ce conflit est-il lié à l’appartenance d’une communauté en particulier ? À une époque révolue ?
Aujourd’hui en Israël, toute communauté confondue, que les époux soient religieux ou complètement laïcs, le mariage est régi par le droit religieux. Quand une femme dit « Oui » sous le dais nuptial, elle est considérée aussitôt comme potentiellement « privée du
gett de divorce » puisque seul l’époux peut en décider. La loi donne ce pouvoir exorbitant au mari. Les rabbins prétendent qu’ils font tout pour aider les femmes, mais, en réalité, dans le huis-clos des tribunaux, la réalité est différente : il est de leur devoir sacré de tout faire pour préserver un foyer juif, et sont réticents à faire passer le désir de rompre au-dessus du devoir religieux.
Quand situer Le Procès de Viviane Amsalem?
Aujourd’hui. Comme cette Loi n’a jamais évolué, la question n’est pas de savoir « quand », mais « pendant combien de temps » se déroule la procédure. Le temps précieux que perdent ces femmes qui réclament leur acte de divorce ne revêt aucune importance aux yeux du mari, des rabbins et de la Loi. Ce temps perdu n’a de valeur que pour la malheureuse qui supplie de revenir à la vie. Car tant qu’elle n’est pas formellement séparée, une femme vivant hors du domicile conjugal ne pourra jamais refonder un foyer et les enfants qu’elle pourrait avoir hors de son mariage auraient le statut de « mamzer » (équivalent à celui de bâtard sans aucune protection ou reconnaissance juridique). Par ailleurs, cette loi lui interdit toute vie sociale, car on la soupçonnerait d’une liaison avec un homme, ce qui l’empêcherait pour toujours de recevoir l’acte de divorce, si l’époux persiste dans son refus. Une femme qui attend son acte de divorce est condamnée à une forme de prison.
Comment avez-vous abordé ce genre cinématographique de film de procès? Quels sont vos principes du tournage ?
Pour nous, mettre en scène un procès passait par la question de savoir comment un homme, une femme sont définis face à la Loi, face au tribunal, et les uns par rapport aux autres. Du coup, une décision assez extrême s’est imposée : ne jamais filmer du point de vue d’un réalisateur qui observe, mais uniquement de celui des protagonistes. La caméra est toujours positionnée du point de vue d’un des personnages, qui regarde un autre personnage. Celui qui n’est pas regardé n’est pas visible. Nous, les réalisateurs, nous ne racontons pas notre histoire en imposant un point de vue unique sur l’histoire, mais par le prisme varié des personnes présentes dans l’espace devant nous. Un point de vue subjectif dans un lieu supposé objectif.
En quoi ce choix de mise en scène se différencie-t-il des deux précédents volets de votre trilogie ?
Prendre femme, où le conflit était entre l’individu et lui-même, privilégiait le gros plan ; Les Sept jours est filmé en prises de vue très larges qui englobent des dizaines de protagonistes par plan, car c’était le « clan », la famille à laquelle se confrontait Viviane. Dans le Procès de Viviane Amsalem , Viviane se confronte à l’État à travers son Droit applicable. Pour notre mise en scène, il s’agissait de reproduire l’espace narratif dans lequel se déploie le film, c’est-à-dire la multitude de convictions qui s’y expriment et d’émotions qui circulent bien plus que cette seule et unique salle d’audience du tribunal rabbinique. Nous voulions aussi que nos personnages soient comme « nus » face à la Loi : ils sont face aux murs blancs, démunis de tout artifice.
Donc, c’est un film sur la parole : bonne ou mauvaise foi, ruses,témoignages, plaidoiries… À chacun sa vérité ?
À chacun sa vérité, en effet. Mais nous jouons aussi sur les niveaux de langage : la langue profane versus la langue sacrée. La comédie versus la tragédie. Au tribunal, le niveau de langage soutenu apporte une étrangeté lorsqu’il est utilisé pour évoquer des faits quotidiens au Tribunal. Une étrangeté presque méprisante pour les membres de la communauté qui s’y expriment. D’ailleurs, nous avons aussi utilisé cette distorsion pour le jeu des acteurs : le niveau de langage soutenu du tribunal les a contraints à une gestuelle particulière derrière laquelle ils ont pu s’abriter. Ce qui nous a aussi beaucoup guidés pendant l’écriture et la création
des personnages, c’était de produire de la compassion. Malgré la rigueur de cette loi, administrée par des rabbins qui peuvent sembler inhumains, nous avons voulu voir ces moments où ils cèdent à un peu plus d’humanité, où l’on peut repérer leur désarroi, conscients que cette affaire aurait pu les concerner eux-mêmes, leur femme, leur fille, leur voisine, leur tante…
Comment vous, Ronit, voyez-vous votre personnage ?
Les rabbins ont pour mission de sauver tout foyer juif, c’est l’injonction du « shalom beit », la « paix des ménages ». Donc le désir de cette femme est une menace contre l’ordre établi, mais elle les menace eux aussi à titre personnel, car ils ne veulent pas se faire les complices de la dissolution d’un mariage. Parce qu’elle est femme, sa parole compte moins que celle d’un homme. Elle ne pèse d’aucun poids. Elle est contrainte au silence par la force de la Loi et de ceux qui l’administrent, les rabbins. Et Viviane apprend à s’en servir pour continuer absolument la procédure que tous voudraient interrompre. Même s’il lui est imposé, ce silence est aussi le miroir de sa force intérieure. Le leitmotiv qui a inspiré le personnage de Viviane, c’est sa détermination, sa quiétude, son silence, le silence de quelqu’un qui s’est sérieusement préparé et a beaucoup réfléchi avant de se jeter dans cette fosse aux lions. C’est aussi une femme capable de grands débordements, elle sait que le moindre éclat de sa part est susceptible d’affaiblir sa position face à l’homme. Si elle ne se contenait plus, on l’éjecterait aussitôt du procès, et elle serait définitivement discréditée. Elle ne se bat pas à armes égales avec son mari Elisha qui a le droit pour lui. Pire même : il a le pouvoir. Et il se comporte en conséquence, confiant. Sa situation est néanmoins plus complexe qu’une simple posture de rapport de force : il souhaite sincèrement garder Viviane auprès de lui. Et c’est cela aussi qui aggrave le cas de Viviane : bien qu’elle soit une femme problématique, notamment parce qu’elle va contre le commandement sacré de préserver un « foyer juif », son mari continue de vouloir la sauver malgré elle, lui octroyer l’honneur d’être sa femme. Elisha par cette volonté attendrit d’autant plus les rabbins.
L’une des forces du jeu de Ronit et de Simon Abkarian est dans leurs regards, mimiques… On est presque dans le cinéma muet, ou dans le cinéma du Hollywood d’antan, de Carl Dreyer, de Robert Bresson… On scrute aussi les mines des rabbins…
Ces références comptent beaucoup pour nous, notamment ces films classiques où la tension repose sur un enjeu simple. Ici par exemple, Viviane veut sa liberté, on la lui refuse. Et ici, s’ajoute une complication : le défenseur du procès est aussi celui qui a le pouvoir d’en déterminer le verdict. Un dispositif fascinant. À nos yeux, la puissance du cinéma se situe dans le regard. La première chose qui attire l’œil dans le cadre, ce sont les yeux de l’acteur ou de l’actrice filmés. Ensuite, nous cherchons ce que le comédien voit, nous disséquons son âme à travers son regard. Grâce aux regards, le film existe au-delà des dialogues. Ces regards créent aussi le mouvement : l’une des métaphores que nous avions à l’esprit au début de notre travail était que le procès se déroulait comme une partie de tennis. La tête tourne de droite à gauche, suivant l’échange des balles, on trouve là un set gagné, un set perdu, jusqu’à la victoire finale. Il ne nous reste donc plus dans un tel procès qu’à mener une guerre des regards. Les regards d’Elisha ne sont pas dénués de souffrance,
mais ils affichent le calme, la confiance en soi et l’inflexibilité. Contrairement à Viviane qui englobe dans son regard un univers plus complexe. Il recèle à la fois la douleur, la peur, le désespoir, la volonté et l’obstination, la vigilance et bien des choses qu’elle voudrait exprimer et d’autres qu’elle préfèrent taire.
Dans les premiers plans du film, l’héroïne est invisible. Son mari, son avocat parlent pourtant d’elle… qui reste hors de l’image. Est-ce pour indiquer que son existence est niée ?
Selon le langage que nous avons choisi pour ce film, nous sommes censés la voir parce que son avocat et son époux la regardent. Mais, afin de mettre en lumière dès le début la transparence de cette femme et sa négation par un système judiciaire masculin, nous avons commencé par son absence. Par la suite, sa présence deviendra permanente, car c’est elle qui se bat, c’est elle qui demande, c’est elle qui est déboutée. Et c’est elle qui porte le récit de l’avant, d’audition en audition. Et c’est dans la scène d’après, la Loi et les hommes qui l’appliquent vont rapidement la rappeler à l’ordre.
La force du film vient en partie de l’alternance des tons. Pourquoi avoir voulu que s’y côtoient le tragique, la comédie, la révolte, la farce ?
L’essence même de cette histoire est tragique. Son déroulement
est absurde et parfois ridicule. La drôlerie vient de ce contraste. L’existence de cette loi est absurde : une loi religieuse qui s’impose à tous, religieux comme laïques. Nous-mêmes, nous n’arrivons pas à croire
qu’en 2014, dans notre société apparemment démocratique, une femme puisse être considérée comme la propriété de son mari. Et puis il y a quelque chose d’absurde dans cette obstination des juges rabbiniques à gagner du temps, à repousser les débats, à déboussoler la plaignante pour qu’elle renonce à sa volonté, et ainsi à « sauver » encore un autre foyer juif de la « catastrophe ».
De Mme Évelyne Ben Chouchan à Rachel, en passant par le couple de voisins, lui-même édifiant quant aux rapports entre l’homme et la femme… Le choix des témoins est un portrait de mœurs sociales. Le tribunal semble d’ailleurs parfois au spectacle face à ces personnages.
Il existe quelques raisons juridiques qui permettraient aux juges de condamner un mari à accorder le divorce : si le mari n’a pas pourvu aux besoins alimentaires, vestimentaires et sexuels de sa femme. C’est dans cette optique que les juges ont convoqué les membres de la communauté et du voisinage du couple. Mais convoqués pour témoigner, ils ne peuvent pas s’empêcher de prendre cette opportunité pour parler d’eux-mêmes : le frère de Viviane, sa femme, une célibataire de cinquante ans, un ami de la synagogue, des voisins : cette galerie de personnages réalistes apporte avec eux l’air du dehors, des cités, de la ville, des traditions, de la synagogue. Mais pourront-ils fournir aux juges une raison juridique valable pour condamner Elisha à accorder le divorce ?
On parle trois langues dans ce film : l’hébreu, l’arabe, le français. Quand et pourquoi les protagonistes changent-ils de langue ?
Les personnes originaires d’Afrique du Nord en Israël s’expriment souvent dans un méli-mélo d’hébreu, d’arabe et de français. Tout comme les personnes originaires d’Europe saupoudrent leurs propos de yiddish ou de leur langue maternelle. Avec les générations, ce phénomène s’estompe. Notre génération ne se sert pratiquement plus d’autre langue que de l’hébreu. Mais la génération de nos parents utilise l’arabe et le français quand il s’agit de leur honneur ou leurs secrets. Une langue, c’est un foyer. Quand l’on se sent plus à l’aise pour dire quelque chose, on passe à cette langue. Cela autorise un certain confort et crée une intimité entre les personnes composant la famille. Quand le frère de Viviane vient témoigner et s’adresse à elle en arabe, c’est pour adoucir le coup inattendu qu’il va lui assener en la rudoyant devant tout le monde. Elisha lui-même se montre très têtu quant à l’hébreu. Certes, il le comprend parfaitement, mais choisit en permanence de ne pas l’utiliser. D’abord, il ne s’exprime pas aussi bien en hébreu qu’en français, la langue dans laquelle il a grandi. Ensuite, il considère comme les hommes pieux que l’hébreu est une langue sacrée, on ne doit pas l’utiliser pour des conversations banales, quotidiennes.
D’après vous Ronit, Viviane est-elle à vie interdite à tout autre homme que son ancien mari ?
Quand Viviane accepte cette interdiction, elle achète sa propre liberté au prix de sa propre liberté. C’est un lourd prix. Ce qu’elle décidera de faire de sa vie dépend de sa morale, de son intégrité. Je ne fournirai pas de réponse parce que j’ignore ce qu’elle fera. Mais une chose m’est
évidente : c’est un choix qui affiche une grande confiance dans la vie. De son point de vue, toutes les portes sont ouvertes avec ce choix,même si elle demeure fidèle à cet homme jusqu’à la fin de ses jours… C’est un succès important et une victoire, malgré tout. La victoire de l’esprit sur la matière. À partir de là, tout est ouvert.
« Le procès de Viviane Amsalem » est donc ancré dans la réalité israélienne, et résulte de votre désir de raconter ce combat pour la liberté. Quelle est la part d’implication personnelle dans ces situations et personnages ?
Tous les faits et traits de caractère sur lesquels nous nous appuyons sont vraisemblables. Viviane, l’héroïne de notre trilogie, est autant inspirée d’éléments de la vie de femmes qui nous entourent que de celle de notre mère, qui n’a jamais mis les pieds dans un tribunal rabbinique, et n’en n’a jamais exprimé le désir, même si elle a pu y penser.
C’est la société israélienne que vous dépeignez plutôt que votre famille ?
Oui, « Le Procès… » n’est pas seulement l’histoire de Viviane, mais il
est une métaphore de la condition de ces femmes qui se voient comme « emprisonnées à perpétuité » par la loi. « Le Procès… », par conséquent,représente la condition des femmes à travers le monde, partout où – parce qu’elles sont femmes – elles sont regardées par la loi et par les hommes comme inférieurs aux hommes