Marcel Kittel.
Depuis Londres (Grande Bretagne).Si les cyclistes se livrent de moins en moins au surcroît de poésie que leurs aïeux exigeaient avant toute velléité de départ, les Suiveurs de Juillet, qui pratiquent l’exil littéraire en itinérance, ont quand même bien de la chance. Imaginez la scène surréaliste vécue deux ou trois heures avant l’arrivée du peloton en furie: défiler tous phares allumés dans le cœur de Londres entièrement vidé de sa circulation, fenêtres grandes ouvertes pour n’en rien rater, durant au moins treize kilomètres, le tout à la vitesse très flegmatique d’un Anglais prenant le frais avec son parapluie sous le bras. Quand le véhicule du chonicœur devient trône et autel ambulant, chacun aura compris que sur le Tour les privilèges de la vue ne s’abolissent pas, ils s’additionnent. Ce spectacle voisinait avec le prodigieux. D’autant que la foule, innombrable au passage des héros pédalant, propageait un tel enthousiasme de bonheur partagé qu’il aurait été vain de retenir sa joyeuse émotion.Devant nous, Big Ben affichait 16h12 (heure locale) quand les coureurs ont déboulé dans le final de cette 3e étape, qui rappelait les jeux Olympiques de 2012 (1), saluant au passage quelques monuments, Tower Bridge, l’abbaye de Westminster, avant d’épuiser leurs vélos sur le Mall, la longue avenue qui mène à Buckingham Palace. Ce fut sans surprise le spectacle halluciné d’un sprint massif, vécu sous la pluie, duquel s’extirpa l’Allemand Marcel Kittel (Giant-Shimano), vainqueur de sa deuxième étape. Pas de changement au général, l’Italien Vicenzo Nibali portera le paletot jaune pour l’arrivée du Tour en France. Allez, ultime flash-back britannique. Dimanche soir, dans le centre vertigineux de la ville départ de Cambridge, là où les pierres et l’Histoire pèsent des tonnes dès que vous levez la tête ou que vous enfoncez une porte en bois, il fallait être au pub The Mitre, fort tard, pour rencontrer le seul Gallois marié à une Ardéchoise, attablés devant un fish and chips de belle onctuosité. Croyez-le ou non, l’homme nous parla autant du « yellow jersey » que de Lénine. Pour cause. Son grand-père était non seulement communiste, mais il fut emprisonné durant des années pour activisme forcené. « Au moins, vous, vous savez de quoi je parle, allez, vive le Tour ! » s’amusa-t-il en levant sa pinte et en nous racontant la fierté de sa généalogie politique. C’était délicieux comme une Guinness. Car, depuis vingt ans, notre Gallois convole en justes noces avec sa Française, ils s’aiment et habitent Longjumeau, où Vladimir Ilitch prépara la révolution. Dire que certains se demandent encore pourquoi la Grande Boucle nous envoûte.(1) En 2012, Alexandre Vinokourov avait remporté la course en ligne et Bradley Wiggins le contre-la-montre.[ARTICLE publié dans l'Humanité du 8 juillet 2014.]